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Eaton

Fondé en 1869, T. Eaton Company Ltd., généralement connu sous le nom d’Eaton, était un grand magasin canadien qui, à son apogée, comptait des succursales dans chaque province. De leur premier magasin à Toronto à leur faillite et leur absorption par leur grand rival Sears Canada, les magasins Eaton ont eu une grande influence sur l’industrie canadienne du détail. Le nom et l’héritage d’Eaton demeurent bien vivants aujourd’hui, du Centre Eaton de Toronto aux briques rouges incorporées dans la façade du Bell MTS Place de Winnipeg, évoquant le magasin Eaton qui jadis s’y trouvait.

Premier magasin : 1869

Timothy Eaton immigre au Canada en 1854 depuis le comté d’Antrim, dans ce qui est aujourd’hui l’Irlande du Nord. Il fait partie de la grande vague d’immigration irlandaise durant les années 1840 et 1850 et se joint à son frère aîné et ses sœurs dans le Haut-Canada. Avec son frère James, il se lance dans le commerce des tissus et produits de mercerie et la vente au détail, d’abord à Kirkton, puis à St. Mary’s, en Ontario. Après des disputes avec son frère au sujet de leurs pratiques commerciales, Timothy Eaton s’installe à Toronto.

Timothy Eaton et sa femme Margaret déboursent 6 500 $ pour acquérir un magasin de tissus et d’articles de mercerie à Toronto. En décembre 1869, ils ouvrent un magasin dont les modalités de paiement se limitent à l’argent comptant et vendent les produits à un prix fixe, allant ainsi à l’encontre des normes de l’époque, alors que les consommateurs s’attendent à pouvoir négocier et acheter à crédit. Bien qu’il ne s’agisse pas du premier magasin du genre au pays, c’est là une décision audacieuse pour une nouvelle entreprise. Pour attirer les clients, Timothy Eaton souligne à la fois la qualité des produits et leurs prix avantageux, en plus de positionner des articles à bas prix devant le magasin ou à l’entrée. Il met également sur pied une politique originale de retour de marchandises en 1870, promettant de rembourser le client s’il n’est pas satisfait de son achat. Timothy Eaton se distingue aussi de la concurrence en cherchant à minimiser le recours aux grossistes. Alors que la plupart des détaillants s’appuient sur ces derniers pour leur apporter des produits provenant des fabricants, Timothy Eaton se rend lui-même au Royaume-Uni et en Europe afin de s’approvisionner directement auprès des fournisseurs.

Au cours des années 1880, le magasin Eaton enregistre d’importants revenus, ce qui permet à Timothy Eaton d’étendre ses opérations. En 1882, Timothy Eaton fait l’acquisition d’un bâtiment stratégiquement situé sur la rue Yonge et ouvre un nouveau magasin de détail, doté de quatre étages de produits, d’ascenseurs et d’éclairage électrique. Peu après, il se met à acquérir des droits sur les propriétés environnantes, dans l’optique d’une future expansion. À la fin des années 1880, l’entreprise dispose non seulement de fondations torontoises solidement établies, mais celles-ci sont également prêtes à servir de tremplin à son expansion nationale.

Catalogue Eaton : 1884-1976

Page from Eaton's catalogue, 1904

L’expansion de l’entreprise à Toronto est alimentée en partie par la forte demande pour les produits à bas prix, disposés dans de beaux étalages, qui sont populaires auprès de la classe moyenne de Toronto. La création du catalogue Eaton contribue à alimenter encore davantage la demande. Le premier catalogue est publié en 1884 lors de la Toronto Industrial Exhibition, dans le but de publiciser les produits d’Eaton auprès des visiteurs venant de l’extérieur de Toronto. Le catalogue connaît un grand succès, et les commandes ne tardent pas à se multiplier aux quatre coins du pays.À mesure que le transport ferroviaire se développe, Eaton arrive à offrir des coûts de livraison plus bas à ses clients, allant jusqu’à offrir la livraison gratuite pour les commandes de plus de 25 dollars. En 1903, afin de mieux répondre à la demande, l’entreprise ouvre un bâtiment consacré aux achats par correspondance provenant de l’extérieur de Toronto. Bien que le catalogue soit publié pour la dernière fois en 1976, il aura contribué à stimuler l’expansion de l’entreprise en première partie du 20e siècle.

Magasin de Winnipeg : 1905

Eaton's Winnipeg

En 1905, Timothy Eaton ouvre une succursale sur l’avenue Portage à Winnipeg, sa première véritable expansion à l’extérieur de Toronto. Le magasin de cinq étages, géré par John Craig Eaton, le fils de Timothy, fait sensation grâce à son éclairage sophistiqué, ses systèmes d’arrosage et ses escaliers roulants, tous des éléments jamais vus auparavant là-bas. Le magasin de Winnipeg fournit aussi une nouvelle base à partir de laquelle augmenter la visibilité du catalogue dans l’ouest du pays. Winnipeg sera la dernière grande expansion supervisée par Timothy Eaton, qui meurt subitement d’une pneumonie en 1907. John Craig Eaton prend alors la relève à la présidence de l’entreprise.Sous sa gouverne, de 1916 à 1920, l’entreprise ouvre de nouveaux centres de distribution à Saskatoon et à Regina, en Saskatchewan, ainsi qu’à Moncton, au Nouveau-Brunswick.

Expansion

Menu du Georgian Room
Georgian Room, c. 1939

Eaton connaît une croissance rapide au cours des années 1920, alors que s’accentue la demande pour ses produits. Robert Young (R.Y.) Eaton, le neveu de Timothy Eaton, prend les rênes de l’entreprise après la mort de John Craig des suites d’une grippe en 1922. Dans le cadre de son expansion, Robert Young Eaton fait l’acquisition de la compagnie de vente au détail montréalaise Goodwin’s Limited. Au cours de la décennie, des magasins Eaton ouvrent leurs portes à Red Deer, Lethbridge, Medicine Hat, Edmonton et Calgary, en Alberta, à Saskatoon et Prince Albert, en Saskatchewan, à Hamilton et Port Arthur, en Ontario, ainsi qu’à Halifax, en Nouvelle-Écosse. L’entreprise continue de croître après l’achat de Canadian Department Stores, une petite chaîne de magasins de détail, permettant à Eaton d’assurer une présence partout en Ontario, y compris à Chatham, Belleville et Huntsville. En 1930, l’entreprise étend ses opérations à Toronto avec l’ouverture d’un nouveau magasin au coin des rues Yonge et College. Avec ce nouveau magasin et ses ascenseurs à la façade de marbre, son auditorium et Round Room, son restaurant chic, Eaton cherche à solidifier sa réputation d’entreprise à la pointe du bon goût au Canada. Lady Florence Eaton, une directrice de l’entreprise qui cherche à recréer à Toronto l’opulence tant appréciée des Londoniens, a notamment une grande influence sur le restaurant. Avant l’ouverture du Round Room, elle est à l’origine de Georgian Room qui ouvre ses portes en 1924 dans une section rénovée du magasin de Yonge et Queen. En 1930, l’entreprise compte plus de 25 000 employés et enregistre près de 60 % des ventes de grands magasins au Canada. L’entreprise est à son apogée, et plus jamais ne dominera autant l’industrie du détail au Canada.

Relations avec les employés

Malgré sa croissance, l’entreprise entretient des relations parfois tendues avec ses salariés. D’une part, l’entreprise se félicite de leur offrir des horaires de travail raisonnables. Les magasins ferment tôt, suivant une politique d’heures d’ouverture stricte, et ses employés d’usine travaillent généralement de 8 h à 17 h. En outre, les employés d’Eaton ont droit à toute une gamme de services médicaux, et ont accès à différents programmes sociaux et clubs. En revanche, la société résiste à la syndicalisation et recourt à des briseurs de grève (des travailleurs employés pour prendre le relais de ceux en grève) dès 1899, dans le but de mettre fin à une grève des fabricants de manteaux. Les femmes luttent également pour obtenir un salaire égal à celui de leurs collègues masculins. En 1919, 485 femmes se joignent à la grève générale de Winnipeg. Bien que certaines d’entre elles soient réembauchées par la suite, des centaines se retrouvent sans emploi en raison de leur participation au mouvement.

Au cours de la crise économique des années 1930, les critiques à l’endroit de l’entreprise se font plus virulentes. L’opulence des magasins et les importants revenus de la famille Eaton sont en net contraste avec les difficultés économiques vécues par la population. La Commission royale d’enquête sur les écarts de prix, présidée par le populiste Henry Herbert Stevens et mise sur pied dans le but d’étudier les effets sur les petits détaillants des achats de masse effectués par les grands magasins, examine de près certaines pratiques de la compagnie Eaton. La Commission met en lumière l’important pouvoir d’achat d’Eaton, qui fait pression sur les fabricants et les pousse à lui fournir des produits à bas prix, et ce, au détriment des petits détaillants qui lui font concurrence. En outre, l’examen public de la comptabilité d’Eaton révélera que malgré les coupes dans les emplois et les salaires, les administrateurs de l’entreprise continuent à obtenir collectivement des millions de dollars en salaires, primes et pensions. Les critiques grandissantes à l’endroit de l’entreprise ont un effet durable sur le président de l’entreprise, R.Y. Eaton, qui commence alors à critiquer les départements qui déclarent des bénéfices supérieurs à 2 % sous sa direction durant les années 1930 et 1940.

Nationalisme

The Toronto Eaton's store in 1937, decorated for the coronation of King George VI.

Fondée par un immigrant d’Irlande du Nord, la compagnie Eaton est étroitement liée à l’idée d’un Canada solidement ancré dans l’Empire britannique. L’entreprise s’efforce de souligner les liens entre Eaton, les chemins de fer et le développement industriel et économique canadien. À titre d’exemple, des publicités présentent l’ouverture d’un magasin à Winnipeg comme un moment important non seulement pour l’entreprise, mais également pour le développement de l’Ouest canadien. L’entreprise met également l’accent sur les liens entre les identités canadienne et britannique. Lors des couronnements et de visites royales au Canada, les magasins Eaton y vont de décorations somptueuses, de drapeaux royaux de l’Union (le « Union Jack ») et d’autres symboles de la Grande-Bretagne; on marque notamment la visite du futur roi Édouard VII en 1901, le couronnement du roi George VI en 1937, ainsi que la visite du roi George en 1939. En raison de ses contributions à l’effort de guerre durant la Première Guerre mondiale, John Craig Eaton est fait chevalier en 1915.

Défilé du père Noël : 1905-1981

Eaton's Santa Claus Parade, Toronto, 1918.

En 1905, Eaton lance son célèbre défilé du père Noël. Les premiers défilés, tant à Toronto qu’à Winnipeg, sont relativement modestes, le père Noël suivant un trajet partant de la gare ferroviaire aux magasins Eaton sur les rues Yonge, à Toronto, et Portage, à Winnipeg. Au cours de la décennie suivante, l’événement prend de l’importance, avec davantage de chars allégoriques et de personnages parcourant des itinéraires de plus en plus longs. À mesure que l’entreprise prend de l’ampleur et ouvre des magasins à travers le pays, des défilés sont organisés à Montréal, Edmonton et ailleurs au Canada. On retrouve dans les parades tout un éventail de personnages fantastiques et parfois racistes, tels que des personnages populaires de contes pour enfants comme Mother Goose ainsi que des personnes arborant un maquillage noir (le « blackface ») ou caricaturant les Autochtones. Pendant un certain temps, les défilés marquent dans de nombreuses villes le début de la saison des achats de Noël. L’événement donne lieu chaque année à des préparatifs frénétiques pour assurer son bon déroulement dans les villes du Canada, mais le début de la diffusion télévisée de l’édition de Toronto sonne le glas des défilés dans les autres villes. En 1967, même l’important défilé de Winnipegest annulé en raison de la télédiffusion de celui de Toronto, et à partir de 1969, Toronto constitue le seul défilé d’Eaton. Le tout dernier défilé a lieu en 1981.

Années d’après-guerre

L’industrie de la vente au détail bénéficie de la croissance de la classe moyenne durant la période d’après-guerre. Eaton rebondit après la crise économique et la guerre, et lance un ambitieux programme d’expansion. En 1948, l’entreprise, alors dirigée par John David Eaton, le fils de John Craig, se porte acquéreuse de la grandechaîne de magasins David Spencer Limited, basée en Colombie-Britannique. Cette acquisition permet à Eaton de s’implanter solidement et de façon immédiate dans la province. Elle ne se fait toutefois pas sans difficulté, car les magasins sont mal préparés pour la saison des Fêtes en raison du changement soudain de propriétaire. En conséquence, Eaton demeure au second rang derrière la Compagnie de la Baie d’Hudson dans la province. Toutefois, en 1957, avec l’ouverture de grands magasins à Charlottetown, à l’Île-du-Prince-Édouard, et à Gander, à Terre-Neuve, l’entreprise compte maintenant un grand magasin dans chaque province canadienne.

Malgré l’expansion, la période d’après-guerre est loin d’être idyllique pour Eaton. En 1948, le Congrès canadien du travail (CCT) cherche à syndiquer les 12 000 employés d’Eaton à Toronto, amorçant un bras de fer avec l’entreprise qui durera quatre ans. La campagne du CCT n’est pas parfaite, notamment en raison de l’accent mis sur les revendications salariales des hommes et leur besoin de soutenir leur famille, malgré le grand nombre de femmes impliquées dans la lutte. En outre, la famille Eaton s’oppose aux efforts du CCT par des actions antisyndicales et l’augmentation des avantages sociaux offerts aux employés grâce à l’amélioration d’un régime de pension contributif partagé. Après une longue bataille, les employés d’Eaton rejettent la proposition de se joindre au syndicat.

Concurrence avec Simpsons-Sears

En 1952, la chaîne de services américaine Sears Roebuck conclut une entente avec la chaîne de grands magasins canadienne Simpsons pour créer une nouvelle coentreprise, Simpsons-Sears Ltd. Simpsons exploite alors cinq magasins ainsi qu’une division de vente par correspondance relativement lucrative. Grâce à la présence bien établie de Simpsons au Canada, doublée des capitaux et du réseau de fabricants nettement plus importants de Sears, la création de la nouvelle coentreprise pose un défi important à Eaton. Faisant appel aux sentiments nationalistes des consommateurs canadiens, Eaton renomme temporairement ses magasins « Eaton’s of Canada ». Pendant ce temps, Simpsons-Sears se développe rapidement dans les banlieues canadiennes, offrant de grands stationnements à ses clients qui possèdent une voiture. Les magasins d’Eaton sont plutôt situés dans des centres urbains peu propices à la conduite automobile, ce qui limite de plus en plus leur croissance. Simpsons-Sears met également sur pied un programme permettant aux clients de payer leurs achats par versements échelonnés. Depuis la fondation d’Eaton, l’entreprise refuse les ventes à crédit, préférant offrir aux clients la possibilité de déposer leur argent dans un compte (avec intérêt), qu’ils peuvent ensuite utiliser pour leurs achats dans les magasins Eaton. Les consommateurs préfèrent néanmoins de plus en plus les modalités proposées par Simpsons-Sears.

Au fur et à mesure que les parts de marché de Simpsons-Sears augmentent, Eaton fait face à de nombreux défis internes. John David Eaton connaît des difficultés en tant que président, ne jouissant pas de la souplesse nécessaire pour réagir efficacement aux changements dans l’industrie du détail. Il s’appuie sur une équipe de gestionnaires de magasins et de dirigeants qui ont un train de vie luxueux et tendent à limiter les efforts pour renouveler la présentation et la disposition des magasins. En 1965, Eaton vend ses succursales en difficulté et doit composer avec les retombées d’un grave problème affligeant le système informatique de gestion des comptes, alors que plus de 100 000 clients annulent leur compte en raison des nombreuses erreurs comptables. En 1972, l’entreprise ouvre Horizon, une nouvelle chaîne de magasins à prix réduits, mais se voit forcée d’en intégrer les succursales à ses magasins principaux ou de les fermer après seulement quelques années. Au terme d’une concurrence de longue haleine avec le catalogue de Sears, Eaton met un terme à son service de catalogue en 1976, mettant ainsi 9 000 employés à pied. En 1978, Eaton se retrouve bon troisième des ventes au détail au Canada derrière Sears et la Compagnie de la Baie d’Hudson, une baisse considérable compte tenu de sa position avantageuse dans les premières années de l’après-guerre.

Centre Eaton

Interior of Eaton Centre, Toronto, 2009.

La création du Centre Eaton au centre-ville de Toronto, après une longue bataille, représente une réussite remarquable au cours de la période de l’après-guerre. Le centre commercial, qui porte toujours aujourd’hui le nom de l’entreprise défunte, ouvre ses portes en 1977, remplaçant les magasins des rues College et Yonge ainsi que de la rue Queen. Le Centre Eaton est le résultat d’un compromis, puisque le plan initial dans les années 1960 consiste à démolir l’ancienne mairie de Toronto, située juste à l’ouest du magasin de la rue Queen. L’entreprise est cependant forcée d’abandonner l’idée en raison de la forte opposition du public. Après de longues négociations, l’entreprise et la Ville de Toronto s’entendent sur la création du Centre Eaton, et la construction débute à l’été 1974.

Faillite

Lorsqu’Eaton annule sa participation au défilé du père Noël de Toronto en 1982, sa place dans le paysage commercial et culturel canadien diminue encore davantage. Une série d’erreurs de marketing, telles que l’annulation de la populaire vente pancanadienne, provoquent une certaine rancœur envers l’entreprise. Ses problèmes de capacité excédentaire se poursuivent, puisque les énormes magasins du centre-ville n’enregistrent pas suffisamment de ventes pour justifier leur taille. En 1997, après des années de pertes, George Eaton est contraint d’annoncer que l’entreprise ne peut plus respecter ses obligations — totalisant plus de 300 millions de dollars — envers les banques et les fournisseurs. Eaton demande la protection en vertu de la Loi fédérale sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. Malgré des coupes et une restructuration, Eaton ne peut être sauvé, et l’entreprise déclare faillite en août 1999. Sears Canada reprend les actions de l’entreprise et transforme les magasins Eaton existants en magasins Sears. C’est une fin déplorable pour une entreprise qui, à son apogée, a fortement contribué à façonner l’économie canadienne et les habitudes des consommateurs pendant la majeure partie du 20 esiècle.

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