Mary Ann Shadd : Journalisme, activisme et le pouvoir des mots | l'Encyclopédie Canadienne

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Mary Ann Shadd : Journalisme, activisme et le pouvoir des mots

Écoutez Fort et libre, une baladodiffusion en six parties de Historica Canada, produite par Media Girlfriends. Parce que l'histoire des Noirs c’est l'histoire du Canada.

Mary Ann Shadd Cary a été la première femme noire à publier un journal en Amérique du Nord. Mais Mary Ann Shadd n’a pas seulement fait l’histoire en étant la première. Avec son journal The Provincial Freeman, elle a capturé l’histoire. De nos jours, son point de vue approfondit notre compréhension du passé, et est un exemple démontrant l’importance de la représentation en journalisme.

Dans cet épisode, nous avons le plaisir de discuter avec deux descendantes de Mary Ann Shadd Cary : Marishana Mabusela, la recherchiste de notre balado, et sa mère, l’écrivaine et historienne Adrienne Shadd.

Josiane Blanc : De nos jours, nous baignons dans les nouvelles en permanence. Mais laissez-moi vous demander : qui écrit les nouvelles ? Quelles sont les voix qui contribuent à expliquer les grandes histoires de notre époque ?

Au Canada, des études ont montré qu'à mesure que la population canadienne se diversifie, nos médias deviennent de plus en plus blancs. Une étude réalisée en 2019 par l'Université Ryerson sur les chroniqueurs de journaux a montré qu'aucune femme noire n’a écrit de chronique régulière dans un journal au Canada entre 1998 et 2018. Un chroniqueur utilise des faits mais donne aussi son opinion, sa perspective sur le monde. Au cours de la période couverte par cette étude récente, il n'y avait aucune chroniqueuse noire dans aucun grand journal canadien.

Cette absence est l'une des raisons pour lesquelles il est si important de connaître l'histoire de Mary Ann Shadd Cary. Qui elle était, ce qu'elle a fait, et pourquoi elle est plus importante que jamais aujourd'hui, plus de 100 ans après sa mort. Pionnière du journalisme noire, féministe, avocate, éducatrice et militante antiesclavagiste. Elle a ouvert la voie à tant d'autres pour qu'elles puissent rendre compte de l'actualité et apporter leur point de vue de femmes noires sur ce qui se passe dans notre monde.

Mais peut-être vous demandez-vous pourquoi l’origine ethnique a de l'importance lorsqu'il s'agit d'informations ? Les informations ne devraient-elles pas être neutres ? Objectives ?

À vous de me le dire.

Laissez-moi d'abord vous raconter l'histoire de Mary Ann Shadd Cary. En 1853, elle est devenue la première femme noire en Amérique du Nord à publier un journal. Le Provincial Freeman publiait des articles sur les grandes nouvelles du jour : la ségrégation dans les écoles, l'esclavage et son abolition, le Chemin de fer clandestin - des événements majeurs écrits par une femme noir, une pionnière qui documente notre histoire.

Je m’appelle Josiane Blanc. Bienvenue à Fort et Libre, une baladodiffusion de Historica Canada. Parce que l'histoire des Noirs c’est l'histoire du Canada.

Permettez-moi de commencer en revenant en arrière, à une réunion Zoom à laquelle j'ai participé pour créer ce balado. Nous étions 8 ou 9 à discuter des histoires que nous voulions raconter. Le nom de Mary Ann Shadd Cary est apparu. Elle était journaliste et elle inspire beaucoup d'entre nous dans l'équipe par son engagement dans l'éducation et le journalisme. Et puis, la rechercheuse de ce projet, Marishana, a pris la parole.

Marishana Mabusela : Je crois que j’étais en train d’exposer mes idées pour ce balado. Et nous sommes arrivés à Mary Ann Shadd et j'ai rapidement et modestement mentionné : « Oh, oui, et au fait, c'est mon arrière-arrière-arrière-arrière-tante. »

JB : Oui, vous avez bien entendu. Notre recherchiste, Marishana, est apparentée à Mary Ann Shadd. Aucun de nous ne le savait. Et elle nous l’a annoncé de manière tout à fait normale.

MM : J'allais rapidement passer à autre chose, mais tout le monde, toute la réunion a explosé. Tout le monde s’est arrêté et s’est mis à crier. Peut-être pas crier, mais…

JB : Oui, je suis presque sûr qu'on a crié.

MM : Mais quand vous avez entendu que j'étais une descendante directe, je pense que vous avez juste essayé d’assimiler l’information, mais c'est sorti comme une excitation extrême.

JB : C'était vraiment époustouflant !

MM : C’est vrai.

JB : Nous mourions d'envie d'en savoir plus sur Mary Ann Shadd et soudain, j'ai réalisé que je parlais à l'une des membres de sa famille. J'allais apprendre son histoire à travers sa famille. Quel honneur !

Marishana connait depuis toujours l'histoire de Mary Ann Shadd, grâce à sa mère, une spécialiste de l'histoire des Noirs canadien.

Alors oui, nous avons pratiquement supplié Marishana d'organiser une journée « Amenez votre mère au travail ».

MM : Je m’appelle Marishana Mabusela et je suis assise ici avec ma mère, Adrienne Shadd.

Adrienne Shadd : Bonjour, je suis Adrienne Shadd, et voici ma fille Marishana.

JB : Marishana a grandi entourée des recherches de sa mère sur Mary Ann Shadd Cary. À propos, on utilise parfois le nom Cary, qui est son nom de femme mariée, mais souvent on l'appelle simplement Mary Ann Shadd.

MM : Je me souviens avoir vu son visage sur plusieurs des livres que tu as. Et elle a un regard très particulier. Je me souviens de l'avoir vue partout et j'ai fini par demander, qui est-ce ? Pourquoi est-elle sur tous ces livres ? Et pourquoi n'y a-t-il qu'une seule photo ? C'est ce que je me disais, quand j’étais petite, c'est ce dont je me souciais, ils ne peuvent pas avoir une autre photo ?

AS : Je n'ai aucun souvenir de ça.

JB : Je comprends que ta mère t'avait emmenée à certains événements commémoratifs de Mary Ann Shadd Cary. Pouvez-vous me parler de ces commémorations ?

MM : Bien sûr. Quand j’avais 16... 15 ou 16 ans ?

AS : En juillet 2007.

MM : La famille a organisé un voyage de commémoration à tous les sites où Mary Ann Shadd et sa famille avaient vécu aux États-Unis. J'étais la seule enfant parmi tous ces aînés. Donc ça vous montre juste que j'aimais l'histoire. Et que je voulais vivre cette expérience.

JB : Ils ont visité la Pennsylvanie et le Delaware. Et ils en sont venus à visiter la maison de Mary Ann Shadd à Washington.

MM : J'étais juste heureuse d'être là, d'apprendre des choses, d'être avec mon grand-père et ma grande tante Doris.

AS : Oui.

MM : Oui. Et d'autres membres de la famille que je ne voyais qu'une fois par an pendant le retour à Buxton.

JB : North Buxton se trouve dans le sud-ouest de l'Ontario. C'est une communauté qui a été construite par et pour les anciens esclaves Noirs. C'est près de là que la famille Shadd a commencé sa vie au Canada et c'est là qu'Adrienne a grandi. Chaque année, le jour de la fête du Travail, la communauté célèbre son héritage Noir avec un défilé...

MM : Il y a des reconstitutions historiques, un service religieux, une partie de baseball entre familles.

AS : Oui, un tournoi de baseball.

MM : Et aussi, de la danse sociale.

AS : Oui.

JB : Les gens se réunissent chez eux, ils organisent des fêtes et des barbecues. North Buxton garde son histoire Noire vivante. Ce qui est bien pour Adrienne. C'est comme ça qu'elle a appris qu'elle était parente avec Mary Ann Shadd.

AS : Eh bien, le plus drôle, c'est que je ne connaissais pas du tout cette femme au départ. Je ne savais pas qu'elle existait avant mon adolescence, croyez-le ou non ! Un été, je n'avais rien à faire, alors je me suis dit que j'irais au musée. Et donc j'y suis allée juste pour passer quelques heures et la conservatrice du musée, m’a disons, tendu cet article. Je l'ai regardé et il était écrit : « Mary Ann Shadd, suffragette, enseignante, avocate, éditrice de journaux… » Et j'ai dit, « ouah, qui est cette femme ? Je n’ai jamais entendu parler d'elle » !

JB : Nous avons de la chance qu'Adrienne ait redécouvert cette partie de sa propre lignée familiale. C’est comme ça que la recherche et la préservation de l’histoire des Noirs sont devenues l'œuvre de sa vie. Ce que fait aussi sa fille, Marishana, qui travaille sur le balado que vous écoutez en ce moment.

Nous avons donc laissé Marishana se remettre au travail et sommes restées en ligne avec Adrienne Shadd, l'experte en Mary Ann Shadd, historienne, auteure, conservatrice et mère de Marishana.

Parlez-nous de la jeunesse de Mary Ann Shadd.

AS : Elle est née en 1823, à Wilmington, dans le Delaware.

JB : L'ainée des 13 enfants d’Abraham et de Harriett Shadd.

AS : Ses parents ont déménagé à West Chester en Pennsylvanie quand elle devait avoir 10 ans. Nous pensons que c'était pour que la famille et les enfants puissent être éduqués. Parce qu'il n'y avait pas d'école permanente pour les enfants Noirs à Wilmington à l'époque. Elle a reçu une éducation dans une école Quaker. Elle est devenue professeure alors qu'elle était encore adolescente.

JB : À cette époque, au début des années 1800, des centaines de milliers d'Afro-Américains étaient encore réduits en esclavage dans le Sud. Les parents de Mary Ann Shadd, Abraham et Harriett, sont nés libres et ont dédié leur vie à militer pour l’abolition de l’esclavage. Abraham et Harriett ont fait de leur maison un arrêt sur le Chemin de fer clandestin, un réseau secret de refuges pour aider les Afro-Américains à fuir l'esclavage.

AS : De toute évidence, elle a grandi dans une maison très militante.

JB : Et une partie de cet activisme reposait sur l'éducation. Pour les Shadd, l'éducation était une priorité, même lorsqu'elle n'était pas facilement accessible aux Noirs.

AS : Si vous aviez reçu une éducation, il était de votre responsabilité de la transmettre et de faire progresser la prochaine génération.

JB : Racontez-nous l'histoire de Mary Ann Shadd Cary au Canada. Comment cela s'est-il passé ?

AS : Si j'ai bien compris, elle a participé à la Convention des Gens de couleur libres en 1851, qui s'est tenue à Toronto.

JB : Ok, précisons un peu le contexte. Qu'est-ce que la Convention des Gens de couleur libre ? Des centaines de chefs de file de la communauté noire sont venus de partout pour cette convention qui se tenait pour la première fois à l'extérieur de l'Amérique. Toronto, dans la colonie britannique du Canada-Ouest, était un endroit où l'esclavage, selon la loi britannique, était illégal.

Ce n’était pas le cas chez nos voisins du sud. L'année précédant cette convention, en 1850, les États-Unis avaient adopté la Loi des esclaves fugitifs, qui stipulait que les personnes fuyant l'esclavage pouvaient être recapturées, même dans les états où l'esclavage avait été aboli. C'était une époque dangereuse pour les Noirs, qu'ils soient libres ou non. La convention, tenue à Toronto en 1851, a été une occasion pour les organisateurs noirs d'élaborer des stratégies.

Mary Ann Shadd avait 27 ans et elle y assistait.

AS : Henry Bibb était l'un des organisateurs de cette convention. Je suppose que c’est à ce moment qu'elle a rencontré Henry et Mary Bibb.

JB : Ok, précisons encore une fois le contexte. Qui étaient Henry et Mary Bibb?

Il s'agissait d'un couple de Noirs mariés, abolitionnistes américains connus et respectés, qui s'étaient installés dans le sud-ouest de l'Ontario. Les Bibbs ont une toute autre histoire, celle de Henry qui est né en esclavage, qui s'en est échappé et a écrit l'un des livres les plus connus sur l'expérience de la vie en esclavage.

Pour les Bibbs, c’était une mission de vie de créer des écoles pour les enfants noirs et d'aider les Noirs américains à trouver leur chemin vers le Canada. C'est pourquoi Henry Bibb a organisé la Convention des Gens de couleur libres en 1851 où il a rencontré Mary Ann Shadd.

AS : Elle a rencontré Henry et Mary Bibb. Ils ont compris qu'elle serait une bonne candidate pour venir fonder une école dans la région de Windsor où les besoins étaient si grands.      

Il y avait des gens qui arrivaient tout le temps. Beaucoup d'entre eux étaient des esclaves fugitifs dont les enfants, et en fait, même les adultes, n'avaient jamais eu accès à l'éducation parce que leurs propriétaires leur interdisaient de s'instruire. Donc, il y avait tous ces gens qui arrivaient, tous les jours ou toutes les semaines. Et il y avait un besoin urgent d'enseignants dans cette région pour enseigner aux enfants et aux adultes.

JB : À l'époque, le gouvernement payait la moitié du salaire d'une enseignante. Ou vous pouviez suivre votre propre voie et créer votre école privée.

Les deux approches n'étaient pas faciles. Les communautés noires avaient la volonté de créer des écoles, mais pas beaucoup d'argent.

Les Bibbs et Mary Ann Shadd étaient passionnés par l'enseignement dans les communautés noires, mais ils ont commencé à avoir une grande divergence d'opinions sur la manière de le faire.  À l'époque, une notion prenait racine: on sentait de plus en plus que tous les enfants devaient avoir accès à l'école, qu'ils en aient les moyens ou non. Mais l'idée d'écoles publiques, ou de ce que l'on appelait alors les écoles « communes », était encore assez nouvelle. La Loi sur les écoles communes de 1850 devait permettre aux élèves de se rassembler sans distinction de race ou de religion. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi.

Les enseignantes noires étaient souvent victimes de discrimination et n’étaient pas embauchées dans le système d'éducation publique. Pendant ce temps, les familles noires, tant qu'elles soient au moins cinq, pouvaient se regrouper pour demander leur propre école. Cela a créé des écoles publiques divisées par la race. Ce n'était peut-être pas l'intention de la loi, mais c'est ce qui s'est passé.

Et les Bibbs n'étaient pas opposés aux écoles publiques financées par le gouvernement comme moyen alternatif d'éduquer les enfants noirs. De son côté, Mary Ann Shadd n'était pas d'accord.

AS : En fait, la première école qu'elle a créée n'était pas une école publique parce qu'elle était en désaccord avec ce système. Comme elle l'a dit elle-même, elle ne croyait pas aux écoles qui tenaient compte de la couleur de la peau.

JB : En d'autres termes, Mary Ann Shadd ne croyait pas que les écoles devaient être ségréguées en fonction de la race, comme l’étaient de nombreuses écoles publiques.

Mais si elle n'acceptait pas les fonds publics, où trouverait-elle l'argent ?

AS : Elle a fini par obtenir un financement de la American Missionary Association, qui l'a aidée à subvenir à ses besoins pendant l'année suivante dans l’école qu'elle a créée.

JB : La American Missionary Association voulait abolir l'esclavage et offrir une éducation aux Afro-Américains. Elle a donc obtenu l'argent dont elle avait besoin.

Dorénavant, les Bibb et Mary Ann Shadd sont en réel conflit sur ce qu'ils pensent être la meilleure voie éducative pour la communauté noire de Windsor. Henry Bibb publie son point de vue dans un journal qu'il a fondé, The Voice of the Fugitive. Un journal est important, car il permet de garder une trace des événements. Ce que vous publiez sur le moment devient la façon dont nous comprenons l'histoire.

Mary Ann Shadd a commencé à exprimer publiquement ses opinions, elle aussi. Dans un journal.

Le sien.

En mars 1853, elle publie la toute première édition du journal The Provincial Freeman. Il présentait des penseurs éminents du mouvement abolitionniste. Mais ce n'était pas un travail ou un comportement que l'on attendait des femmes à l'époque.

Voici l’opinion publiée dans le journal d'Henry Bibb à l'époque : « Mlle Shadd a dit et écrit beaucoup de choses qui, à notre avis, n'ajouteront rien à son crédit en tant que dame. »

AS : Vous savez, je ne sais pas comment elle a eu le courage de se défendre, surtout à cette époque où les femmes ne faisaient tout simplement pas ça. Elles ne pouvaient pas, elles ne devaient pas, avoir un franc-parler et aller à l'encontre des dirigeants masculins d'une communauté.

JB : Mary Ann Shadd s'est battue pour la liberté des Noirs et a dû faire face au côté anti-noir de la société canadienne. Tout en luttant contre le racisme, elle a aussi dû faire face au sexisme et aux critiques publiques et virulentes des hommes de la communauté noire, comme Henry Bibb.

Elle a créé une rubrique « Droits des femmes » dans The Provincial Freeman. En voici un extrait :

« Certains hommes refusent bêtement à une femme le droit de parler en public, d'exercer la médecine ou de voter. Tout ce que nous avons à dire à ce sujet c’est : Peuh ! »

Aussi déterminée et franche qu'elle était, durant les premières années de son journal, elle n'utilisait pas le nom de « Mary Ann ». Elle utilisait ses premières initiales, MA. Les gens écrivaient des lettres à la rédaction qui commençaient par « Cher Monsieur » ou « frère Shadd ».

Elle mettait le nom d'un collègue masculin en tête du journal. Elle a laissé le public, du moins au début, penser que ce journal était dirigé par un homme. Pourquoi?

AS : Parce que les femmes ne prenaient pas l'initiative dans ce genre d'affaires. C'était donc une chose très peu commune pour une femme. Et elle ne se sentait évidemment pas à l'aise de mettre son nom dessus en tant que femme, éditrice et rédactrice.

JB : Si vous lisiez The Provincial Freeman, vous saviez quelle était sa position. Dans chaque numéro, on pouvait lire : "L'autonomie est la véritable voie vers l'indépendance."

Mary Ann Shadd a publié son journal de 1853 à 1860, documentant la vie et la politique des Noirs dans trois villes : Windsor, Toronto et Chatham. Et pendant tout ce temps, son travail de journaliste est resté ancré dans ses valeurs d'enseignante.

AS : La publication était un autre aspect de l'éducation. Vous savez, elle éduquait dans sa salle de classe, et elle éduquait en publiant son journal et en disant aux Afro-américains, « venez au Canada, vous êtes égaux devant la loi. Il y a ici des opportunités que vous n'avez peut-être pas aux États-Unis ».

JB : Mary Ann Shadd a écrit : « Nous disons à l'esclave qu'il a droit à sa liberté et à tous les autres privilèges qui y sont liés, et que s'il ne peut les obtenir en Virginie ou en Alabama, il doit s’enfuir, sans délai, vers une autre localité du vaste univers de Dieu ».

Cela ne veut pas dire que les Noirs n'ont pas connu difficultés au Canada. Il y avait beaucoup de discrimination à l'égard des Noirs ici aussi. Mais Mary Ann Shadd était déterminée à offrir des options aux Noirs grâce à l’enseignement.

AS : Tout cela faisait donc partie du projet pédagogique qu'elle soutenait et qu'elle voulait transmettre à sa communauté.

JB : Vous vous souvenez où Mary Ann Shadd a obtenu les fonds pour faire fonctionner son école pour les réfugiés noirs à Windsor ? Ils venaient de la American Missionary Association. Et Mary Ann Shadd avait besoin de cet argent, alors elle a continué à écrire des lettres à l'association pour leur parler de son école. Ces lettres sont un trésor pour notre connaissance historique.

AS : On pouvait y lire : « Voilà, j'ai enseigné ces matières : l'algèbre, l'histoire, les mathématiques… » Il y a beaucoup de ce genre de détails intéressants sur ses classes.

Ce qui est curieux, c'est que tout le monde disait qu'elle enseignait dans une école intégrée, mais en fait, elle n'était intégrée que de nom, parce que je ne pense pas qu’il y ait jamais eu d'élèves blancs dans les écoles qu'elle avait, du moins au Canada.

JB : Les familles blanches n'envoyaient pas leurs enfants dans les écoles de Mary Ann Shadd. N'oubliez pas que le racisme anti-noir a façonné un système scolaire souvent ségrégué, ici au Canada.

AS : Je sais que si Mary Ann Shadd avait eu des élèves blancs, elle aurait certainement mentionné qu'elle avait des élèves blancs dans son école.

JB : Elle travaillait contre de multiples niveaux d'opposition. Tout ça, elle le faisait en tant que femme.

AS : Eh bien, c'est l'autre chose. Les hommes étaient les dirigeants, mais les femmes noires faisaient beaucoup. Elle n'était pas la seule femme noire qui apportait vraiment une contribution dans la communauté.

Quelqu'un a écrit une thèse sur les enseignants noirs dans le Canada de l'Ouest à cette époque et a montré qu'il y avait plus d'enseignantes noires que d’enseignants noirs, que dans la communauté en général où ce sont les hommes blancs qui ont commencé à être les principaux enseignants dans les écoles, et les femmes blanches, vous savez, elles sont arrivées dans l'enseignement un peu plus tard. Mais pour les femmes noires, elles ont toujours été parmi les principales personnes à enseigner dans ces écoles noires. Donc elle n'était pas la seule.

JB : Ok, je veux juste m'assurer que vous avez bien compris. Nos livres d'histoire célèbrent peut-être les hommes blancs, mais dans la région de l'Ontario où vivait Mary Ann Shadd, comme à Buxton et Windsor, les femmes noires faisaient le travail d'éducation des générations futures.

AS : Vous savez, l'histoire des Noirs a été, et est encore aujourd'hui, considérée comme une note en bas de page de la véritable histoire du Canada qui concerne principalement les hommes blancs, les dirigeants masculins blancs.

Je veux dire, j'ai entendu des histoires de personnes importantes qui rient quand le sujet de l'histoire des Noirs est abordé, comme si c'était si peu important que cela en était risible.

JB : Imaginez. Accomplir tant de choses. Et que votre histoire soit source de moqueries ?

L'histoire des Noirs est l'histoire canadienne. Et l'histoire nous relie à ce moment présent. À vous, aujourd’hui. À nos problèmes, ceux que nous avons toujours, ceux qui motivent les gens à descendre dans la rue par millions pour les manifestations de Black Lives Matter. Si nous voulons savoir qui nous sommes aujourd'hui, nous devons savoir qui nous étions alors et qui faisait preuve de leadership. Comme Mary Ann Shadd Cary.

Elle est finalement retournée aux États-Unis, mais pendant la période où elle était ici, au Canada, quelle était sa situation dans la vie ? D’un point de vue économique, comment s'en sortait-elle ? Quelle était sa situation au quotidien ?

AS : Elle était très appréciée par les communautés locales. Mais elle avait des difficultés financières. Et le journal ne rapportait certainement pas beaucoup d'argent. Et l'un de mes proches a dit que le journal était vraiment un service à la communauté. Ce n'était pas une entreprise financièrement très réussie comme telle. Donc je ne sais pas trop.

JB : Elle s'est battue.

AS : Oui, elle s’est battue.

JB : Oui, ce n'était pas facile, ce n'était pas comme si elle avait les moyens de faire ce qu'elle voulait. J'ai l'impression qu'elle a fait ça à cause de ce cœur d'activiste qu'elle avait.

AS : Je pense que si on avait vécu à cette époque où l'esclavage existait encore, et que des gens avaient essayé de s’enfuir pour venir au Canada, nous aurions probablement été tous en première ligne, à vouloir faire tout ce que nous pouvions pour les aider. Et elle faisait ce qu'elle pouvait, de toutes les façons possibles, en tant qu'enseignante, éditrice de journaux, conférencière. Elle faisait tout ça parce que le besoin était criant.

JB : Mary Ann Shadd continue de publier son journal, d'abord à Windsor, où elle ouvre son école pour les réfugiés noirs, puis à Toronto et enfin à Chatham. Dans les années 1860, on lui demande de recruter des soldats noirs pour l'armée de l'Union afin de combattre dans la guerre civile américaine. Elle fait donc des allers-retours entre le Canada et les États-Unis, et Adrienne pense qu'elle a quitté le Canada définitivement à la fin des années 1860.

AS : Je pense qu'après son départ, elle a été oubliée pendant longtemps. Ce n'est que dans les années 50 ou 60 que le journal a été redécouvert. Elle n'a donc été célébrée que plus récemment.

JB : Il y a maintenant une école qui porte son nom à Toronto et une plaque dans l'immeuble du centre-ville de Toronto où elle publiait son journal. Il y a même eu un Google doodle à son sujet en 2020.

Comment résumer son héritage, si nous ne parlons que de ce qu'elle nous a laissé ?

AS : Eh bien, en tant qu'historienne, elle a laissé un énorme héritage dans le journal lui-même.

JB : Dans The Provincial Freeman.

AS : J'ai lu, en gros, les trois années de numéros existants que nous avons. Et ça nous donne une énorme quantité d'informations sur ce qui se passait dans la communauté noire à cette époque.

Et nous apprenons tellement de choses sur ce qui se passait : les querelles, les différences idéologiques entre les différents groupes, toutes sortes de choses, le nom des gens qui possédait des entreprises qui faisaient de la publicité dans le journal. C'est une ressource fantastique. Et si nous n'avions pas ce journal, nous en saurions beaucoup moins sur ce qui se passait à cette époque dans la communauté noire de l'Ontario.

JB : C'est aussi très révélateur, parce que même aujourd'hui, nous parlons de l'importance de la représentation, de la propriété des médias, de qui peut raconter les histoires, de l'importance de tout cela.

AS : Et elle a eu un impact sur les gens à son époque. Les gens étaient vraiment fiers que ce journal existe, qu'il appartienne à et qu’il soit publié par des Noirs. Et ils le considéraient comme leur journal, même s'ils ne payaient pas leur dû, ils en étaient fiers. 

JB : Ça montre vraiment, encore aujourd’hui, qu’être capable de raconter nos propres histoires, et avoir les moyens de le faire est toujours aussi important. J'ai l'impression que les choses pour lesquelles elle se battait à l'époque sont encore les choses pour lesquelles…

AS : Nous nous battons encore.

JB : Ouais. Ouais.

L'épisode d'aujourd'hui, en apprenant cette histoire, me fait beaucoup réfléchir à ce qui se passe aujourd'hui dans notre monde. Les femmes noires qui s'organisent et font preuve de leadership, sur les médias sociaux, dans les salles de classe, au gouvernement, peut-être dans votre propre famille, en travaillant à la maison - les femmes noires qui font le travail.

Un vieux dicton dit que "le journalisme est la première ébauche de l'histoire". Et comme Adrienne le souligne, Mary Ann Shadd n'a pas seulement fait l'histoire, elle l'a aussi écrit dans son journal. Son point de vue approfondit notre compréhension du passé.

C'est une des raisons pour laquelle la représentation dans le journalisme – ceux qui ont le droit de relater l'histoire - compte chaque jour.

Mary Ann Shadd était une pionnière dans les médias mais elle n'était pas là pour elle-même, elle l'a fait pour la cause. La liberté par l'éducation et la responsabilisation.

En tant que première femme noire à publier un journal en Amérique du Nord, deuxième femme noire à obtenir un diplôme de droit aux États-Unis, défenseure des droits civiques, éducatrice et oratrice à une époque où il était très rare qu'une femme prenne la parole en public, Mary Ann Shadd a poursuivi l'œuvre accomplie par ses parents, Abraham et Harriet.

Et ses descendants le font aussi. C’est ce que fait Marishana en travaillant sur ce balado. Elle nous garde connectés à la vie et au travail de Mary Ann Shadd.

MM : J'ai l'impression que ce projet sur lequel nous travaillons est en quelque sorte un heureux hasard ou le destin, car j'ai l'impression de suivre exactement ses traces.

JB : Et le travail de sa mère, Adrienne, a ouvert la voie.

MM : Tout s'est mis en place si parfaitement, parce que j'avais ma mère comme cette incroyable ressource historique.

Et j'ai l'impression qu'être ta fille n’est pas anodin. Et qu’il y a une véritable raison derrière tout ça. J'essaie encore de savoir comment ça va se manifester dans le futur, mais ça s'en vient. Il y a quelque chose... qui se met en place.

JB : Merci de nous avoir écoutés.

Fort et libre est produit par Media Girlfriends et Historica Canada.

Cette série fait partie d’une campagne d’éducation plus large sur l’histoire des Noirs par Historica Canada. Pour plus de ressources, visitez le site web historicacanada.ca.

Vous pouvez trouver Fort et libre sur les plateformes de baladodiffusion Apple, Spotify ou partout où vous écoutez vos baladodiffusions.

Cet épisode a été écrit et produit par Hannah Sung.

Les productrices principales sont Garvia Bailey et Hannah Sung.

Conception et mixage sonore par Gabbie Clarke et David Moreau.

L'équipe de Media Girlfriends est aussi constituée de Lucius Dechausay, Jeff Woodrow et de Nana aba Duncan, la fondatrice de Media Girlfriends.

Merci à Marishana Mabusela, et un grand merci à notre consultante en scénario, l'écrivaine et historienne, Adrienne Shadd.

Vérification des faits par Sean Young.

Version française par Power of Babel.

Je m’appelle Josiane Blanc. Merci nous avoir écoutés.