Norval Morrisseau et l’art de la contrefaçon | l'Encyclopédie Canadienne

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Norval Morrisseau et l’art de la contrefaçon

Au début des années 2000, l’artiste ojibwé Norval Morrisseau a identifié plusieurs peintures lui étant faussement attribuées qui ont été vendues comme des pièces authentiques. Depuis son décès, une affaire bien connue impliquant le claviériste Kevin Hearn des Barenaked Ladies a révélé un réseau de fraude artistique à Thunder Bay en 2018. La même année, le documentaire There Are No Fakes, réalisé par Jamie Kastner, a contribué à porter cette question concernant les faux Morrisseau à la connaissance du public. Les cas de faux et de contrefaçons ont eu un effet dévastateur sur les artistes autochtones.

Les contrefaçons de Norval Morrisseau

En septembre 1999, Norval Morrisseau, artiste ojibwé de renommée, et pionnier de la Woodlands School, se rend à l’île Manitoulin dans le nord de l’Ontario pour recevoir une plume d’aigle sacrée de la part de l’artiste m’chigeengois Blair Debassige. Norval Morrisseau, qui a grandi dans la réserve de Sand Point (aujourd’hui la Première Nation Bingwi Neyaashi Anishinaabek) près de Beardmore, en Ontario, est en fauteuil roulant, car il est atteint d’un stade avancé de la maladie de Parkinson. L’artiste espère que l’air pur ainsi que la nature sacrée de l’île amélioreront son état de santé. Après la cérémonie, qui se déroule à la Ojibwe Cultural Foundation à M’Chigeeng, on le prend en photo avec Blair Debassige et bien d’autres, entouré de ses tableaux. Cela semble être une occasion joyeuse. Norval Morrisseau lui-même déclare qu’il s’agit de l’une des journées les plus importantes de sa vie.

À ce moment-là, Norval Morrisseau jouit déjà d’une excellente réputation d’artiste autochtone et canadien et on le considère comme une figure transformatrice dans ces deux catégories d’art. Ses œuvres, qui créent un pont entre les techniques de l’art autochtone et l’art moderne conventionnel, sont présentées dans les collections d’établissements comme le Musée des beaux-arts du Canada. Les tableaux de Norval Morrisseau, qui représentent des formes organiques distinctes et des couleurs vives, ont la qualité de visions. Cette qualité est peut-être l’héritage de son grand-père chaman, Moses « Potan » Nanakonagos. Sans titre (Chaman) (1971), par exemple, présente une figure qui tient une baguette sacrée, porte une coiffure élaborée, et dont les cheveux noirs flottent au vent. La figure est vue de profil et son visage levé, fier, porte un regard féroce. Ses vêtements de cérémonie sont peints en bleu et noir très saturés. Le fond est laissé tel quel, conservant sa couleur terreuse. Par contre, dans l’Oiseau-tonnerre avec esprit intérieur (1978), l’oiseau-tonnerre mythique est composé de formes bleues et mauves, et flotte dans un utérus orange. Le fond est d’un vert végétal éclatant d’un côté, d’un bleu foncé crépusculaire de l’autre. Sans titre (Chaman voyageant dans d’autres mondes afin d’obtenir des faveurs), peint vers 1990, présente la simplicité directe des tableaux médiévaux ou même des dessins rupestres anciens : un chaman ailé portant une coiffure d’oiseau-tonnerre plane vers un éclat de soleil dans un utérus inondé de lumière. Norval Morrisseau emploie non seulement les symboles ojibwés traditionnels dans un contexte légèrement différent, il leur offre, ainsi qu’à nous, peut-être, la possibilité de la renaissance.

Cependant, la célébration à l’île Manitoulin, en 1999, semblerait ternie. Selon l’artiste même, certains des tableaux avec lesquels Norval Morrisseau et ses compagnons ont été photographiés n’étaient pas authentiques. Par la suite, Norval Morrisseau s’est battu pour dénoncer la légion de faussaires de ses œuvres, mais au cours des années qui ont suivi son décès en 2007, son héritage est assombri par des allégations persistantes de contrefaçon. Le fait que les œuvres de Norval Morrisseau, dont les prix s’élèvent à des dizaines de milliers de dollars, soient vulnérables à la contrefaçon ne devrait surprendre personne. Néanmoins, en tant qu’artiste autodidacte qui a travaillé avec des matériaux simples et facilement accessibles (comme la peinture acrylique offerte en magasin, le papier et la toile), il se distingue moins par sa technique ou ses habiletés de dessinateur ou de peintre que par la singularité et la puissance étonnante de ses visions.

Deux collectionneurs très en vue de l’art de Norval Morrisseau, le claviériste Kevin Hearn, du groupe Barenaked Ladies, et le ténor John McDermott, ont chacun intenté une poursuite contre Joseph Bertram McLeod, propriétaire de la galerie Maslak McLeod à Toronto, pour leur avoir vendu, sciemment ou inconsciemment, de faux Morrisseau. Les poursuites indiquent également que les tableaux étaient créés par un réseau de fraude de Thunder Bay, dirigé par Gary Lamont, le propriétaire d’une galerie d’art virtuelle appelée Woodland Art Gallery. Le neveu de Norval Morrisseau, Benjamin Morrisseau, et un artiste autochtone local, Timothy Tait, seraient les créateurs des contrefaçons pour le réseau. McDermott abandonne son action en justice en 2014. L’affaire Hearn est d’abord rejetée, mais en 2019, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que la galerie d’art était en faute. Ce genre d’allégations n’est aucunement inédit, et il est persistant.

Contrefaçon de l’art autochtone

La contrefaçon de l’art a vu le jour en même temps que les artistes de renommée. Dans la Rome antique, on a procédé à la contrefaçon des œuvres du sculpteur grec Praxitèle (encore plus antique). Les établissements distingués comme le musée J. Paul Getty, à Los Angeles, ont été marqués par le scandale de la contrefaçon. En 1983, le musée Getty acquiert un faux kouros (statue d’un jeune homme, courant dans l’art de la Grèce antique) et, au début des années 1990, il découvre que sa collection comprend depuis des années plusieurs faux dessins de maîtres anciens, achetés pour des millions de dollars.

La contrefaçon touche les artistes inuits, métis et de Premières Nations du Canada à plus petite échelle, mais de façon plus dévastatrice. À travers le pays, de faux tableaux, dessins, estampes, masques et sculptures autochtones sont vendus de façon régulière aux touristes naïfs désireux d’acheter de l’art canadien. La fréquence alarmante et largement non reconnue de la contrefaçon du travail des artistes autochtones relève fort probablement de plusieurs facteurs. D’abord, il y a la nostalgie répandue des personnes pour ce qu’elles perçoivent comme étant des cultures traditionnelles, en plus de leur ignorance de ces mêmes cultures. Vient probablement s’ajouter le fait que les communautés autochtones ont l’habitude de créer des objets sans importance spécifiquement pour les touristes. De plus, les communautés autochtones n’ont pas comme tradition d’attribuer les œuvres d’art à des artistes précis. Les artistes plus vieux de la première vague de croisement, comme Norval Morrisseau, n’ont pas évolué dans un système qui est en partie conçu pour protéger l’identité et la paternité des artistes. Les artistes plus jeunes qui ont grandi dans le monde artistique conventionnel, tel Brian Jungen, sont beaucoup moins vulnérables à la contrefaçon.

Un autre artiste autochtone important au Canada dont le travail se retrouve systématiquement dans les magasins de bibelots est l’artiste ojibwé Benjamin Chee Chee, qui s’est tragiquement suicidé le 14 mars 1977, à l’âge de 32 ans. À l’instar de Norval Morrisseau, Benjamin Chee Chee est autodidacte. Il est connu pour ses représentations élégantes d’animaux en gouache et en encre sur papier. Ses lignes allongées, ondulées et effilées, représentant, par exemple, une formation de bernaches s’élançant dans les airs, leurs lignes montantes et descendantes s’entremêlant, constituent le style emblématique de cet artiste. Chee Chee est maître de l’équilibre délicat entre l’agitation turbulente et la sérénité rêvée. Si Chee Chee reste plus près des dynamiques furieuses du monde naturel que Norval Morrisseau (les tableaux de Norval Morrisseau occupent plutôt le paysage mythique et intérieur), ses animaux, surtout ses oiseaux, retiennent une qualité emblématique : ils sont, on le ressent, symboliques des processus à la fois du cosmos et de l’esprit. Tandis que les œuvres de Norval Morrisseau représentent un voyage chamanique désincarné, ceux de Benjamin Chee Chee suggèrent un portail évanescent par lequel ce dernier nous invite à passer entre les mondes physique et spirituel.

La contrefaçon n’est pas un problème financier qui touche uniquement les artistes, leurs héritiers et leurs collectionneurs, elle affecte encore plus les artistes issus de cultures vulnérables et opprimées le long de l’histoire. C’est une tragédie pour le public, ainsi que pour notre culture évolutive, de diluer les réussites des grands artistes et d’attirer l’attention loin des nuances de leurs œuvres authentiques. Qu’on ne s’y trompe pas, il y a une différence entre un tableau de Norval Morrisseau, ou un dessin de Benjamin Chee Chee, et une contrefaçon que l’on a créée pour de l’argent. L’art visionnaire de ce genre consiste en des détails quasi inexprimables — une ligne courbe, l’emploi d’une couleur ou d’un symbole — qui lui donnent sa valeur spirituelle qui vous transporte; c’est cela, au bout du compte, que l’on ne peut pas fausser.