Roman de langue française | l'Encyclopédie Canadienne

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Roman de langue française

Même si le roman québécois naît aux dernières heures troubles qui précèdent la RÉBELLION DE 1837, il n'en porte à l'origine aucune trace; il tient du fait divers qu'il romance à peine (François-Réal Angers, Les révélations du crime ou Cambray et ses complices, juil.
Antonine Maillet
Mêlant l'aventure, le désir, la frustration, l'agonie et la joie, les romans d'Antonine Maillet offrent une nouvelle image de l'Acadie d'antan (photo d'Andrew Danson).
Anne Hébert, poète, dramaturge et romancière
Anne Hébert écrivant de la poésie, au parc Lafontaine, à Montréal (avec la permission de Travaux publics et services gouvernementaux Canada).
Gabrielle Roy, auteure
Gabrielle Roy, le 21 avril 1946 (avec la permission du \u00ab Globe and Mail \u00bb).
Michel Tremblay
Parmi les différents écrits de Michel Tremblay, on trouve des romans, des pièces, des comédies musicales et des traductions (photo d' Andrew Danson).

Roman de langue française

Même si le roman québécois naît aux dernières heures troubles qui précèdent la RÉBELLION DE 1837, il n'en porte à l'origine aucune trace; il tient du fait divers qu'il romance à peine (François-Réal Angers, Les révélations du crime ou Cambray et ses complices, juil. 1837) ou se réclame de Victor Hugo tout en empruntant à la petite histoire et au patrimoine des contes et légendes (Philippe AUBERT DE GASPÉ fils, L'influence d'un livre, sept. 1837). Avec Les fiancés de 1812 (1844) de Joseph DOUTRE, il se veut résolument canadien et tourne au roman d'aventures; la première partie d'Une de perdue, deux de trouvées (1849-1851) de Georges Boucher de Boucherville consacre cette orientation et ouvre la voie au roman-feuilleton, qu'Henri-Emile Chevalier exploite à son tour (La jolie fille du faubourg Québec, 1854). On continue de lire les feuilletonistes français (Alexandre Dumas, Eugène Sue, Frédéric Soulié), mais le roman d'aventures fait place au roman de la terre. La terre paternelle (1846) de Patrice Lacombe a les dimensions d'une nouvelle; son message est clair: il ne faut pas aliéner le bien paternel, ni le quitter pour la ville. Pierre-Joseph Olivier CHAUVEAU (Charles Guérin) subit d'abord l'influence de Balzac (1846), puis adhère (1852-1853) à l'idéologie du défrichement (agriculturisme). Antoine GÉRIN-LAJOIE illustre cette idéologie dans Jean Rivard, le défricheur (1862) et Jean Rivard, économiste (1864): en quelques années, son héros a quitté le collège pour s'établir sur un lot de colonisation et bâtir une paroisse nouvelle; il deviendra un modèle que l'on prêchera aux Québécois jusqu'au milieu du XXe s. Le roman historique fait valoir la grandeur morale des vaincus de 1760 (Philippe AUBERT DE GASPÉ père, Les Anciens Canadiens, 1863); après avoir héroïquement succombé sous le nombre, ils ont conservé leur âme française, leur langue et leurs traditions. Dans Jacques et Marie (1865-1866), Napoléon BOURASSA rend hommage au courage du peuple acadien déporté en 1755; deux fiancés se perdent, puis se retrouvent après de longues pérégrinations.

Les romans les plus valables de la fin du XIXe s. (1866-1895) sont des romans historiques. Plus que par Walter Scott et Fenimore Cooper, que les Québécois ont beaucoup lus, leurs auteurs ont été influencés par François-Xavier GARNEAU, dont l'Histoire du Canada a commencé de paraître en 1845, et orientés par Henri-Raymond CASGRAIN, critique littéraire puritain et conservateur. Ils s'appellent Joseph Marmette (François de Bienville, 1870; L'intendant Bigot, 1871; Le Chevalier de Mornac, 1873) et Laure Conan (pseudonyme de Félicité ANGERS). Le premier est bien informé par ses sources historiques, mais il construit gauchement ses romans, tandis que la seconde, première romancière, sait créer un personnage plus complexe que ceux de ses devanciers (À l'oeuvre et à l'épreuve, 1891; L'oublié, 1900); elle doit sans doute sa réussite à l'expérience acquise avec Angéline de Montbrun (1881-1882), que l'on considère comme le premier roman psychologique du Qc. Jules-Paul TARDIVEL, lui, devance l'histoire: l'action de son roman à thèse nationaliste (Pour la patrie, 1895) se situe en 1845, au moment où les Canadiens français vont enfin obtenir, après de cures luttes politiques, leur État français et catholique.

Au tournant du siècle, le roman de la terre reprend vie, d'abord assez fadement avec Ernest Choquette (Claude Paysan, 1899; La terre, 1916), puis de façon plus sûre avec Damase Potvin (Restons chez nous, 1908; L'appel de la terre, 1918; La baie, 1925). Il devait revenir à un Français, Louis HÉMON, de l'illustrer. Quand son MARIA CHAPDELAINE paraît dans un journal français en 1914, puis en livre au Qc en 1916, les lecteurs s'émeuvent, et en 1921, chez Grasset, le roman commence sa longue carrière internationale; c'est aujourd'hui l'oeuvre québécoise la plus connue. On lui reproche encore sa vue partielle du Qc: un pays de défricheurs où rien n'a changé ni ne doit changer. Il reste que le réalisme impressionniste de Maria Chapdelaine a obligé les romanciers québécois à moderniser leur écriture et à observer de plus près leurs concitoyens. Vers la même époque, discrètement, comme un mauvais coup, La Scouine (1918) d'Albert LABERGE est tirée à 60 exemplaires, en édition privée; le cultivateur québécois y est peint en noir, à la Zola, sans aucune élévation, en 33 tableaux d'une concision remarquable; l'on découvrira ce roman en 1958. Vingt ans auparavant, le roman de la terre aura porté son meilleur fruit: Trente arpents (1938) de Ringuet (pseud. de Philippe PANNETON); la terre, en laquelle on avait vu le salut au XIXe s., ne nourrit plus son maître: c'est la crise économique, l'industrialisation est venue et la ville attire les ruraux. Il n'y aura plus de roman de la terre au Qc, sauf l'excellent Survenant (1945) de Germaine GUÈVREMONT, sorte de résurgence poétique du genre.

Le roman historique, parallèlement au roman de la terre, a filé son chemin au XXe s. Robert Laroque de Roquebrune publie Les habits rouges (1923), récit des premiers événements révolutionnaires de 1837, et D'Un océan à l'autre (1924), histoire de l'expansion du Canada vers l'O. au temps de Louis RIEL (1869-1885). Alain Grandbois produit une oeuvre unique en son genre. Né à Québec ... (1933), récit en prose poétique de la vie de l'explorateur Louis JOLLIET; s'y manifestent les meilleurs dons du futur poète. Dans un style plus appliqué, Léo-Paul DESROSIERS fait revivre les luttes que se livrent, au début du XIXe s., les cies faisant le commerce des fourrures dans le N.-O. canadien. Les engagés du Grand Portage sont le plus beau fleuron du roman historique québécois. On a vanté la technique mise en oeuvre par Desrosiers, entre autres son usage du présent comme temps du récit, mais émis certaines réserves sur la psychologie des personnages: l'opposition serait trop nettement antithétique entre Nicolas Montour, l'aventurier sans scrupules, et Louison Turenne, l'engagé d'une honnêteté sans faille. Avec ce roman de Desrosiers s'arrête la lignée du roman historique québécois; ne paraîtront, par la suite, que des oeuvres éparses et secondaires.

Le roman historique a été le lieu privilégié du nationalisme littéraire. Presque toujours, les auteurs ont fait ressortir la valeur morale des personnages canadiens-français et acadiens et mis en lumière les ruses et fourberies des personnages anglo-saxons; il est arrivé, bien sûr, que quelques-uns de ceux-ci aient des qualités, voire soient bons tout entiers, mais rarement, sinon jamais, l'ont-ils emporté dans le roman sur les protagonistes canadiens: comme Archibald Cameron of Locheill dans Les Anciens Canadiens, ils souffrent d'être marqués des fautes de leur race. Le roman de la terre a véhiculé le même parti pris, mais de façon moins nette. Aussi ne faut-il pas se surprendre que le roman nationaliste à la Tardivel ait survécu au XXe s. On le trouve plus raffiné dans L'appel de la race (1922), de Lionel GROULX, et plus poétique dans Menaud, maître-draveur (1937), de Félix-Antoine SAVARD. L'appel de la race a pour toile de fond les luttes que les Franco-Ontariens ont dû livrer pour leur droit aux écoles françaises; les représentants de la race qui se croit supérieure s'opposent à ceux de la race qui est supérieure, non seulement sur la place publique, mais au sein même d'une famille dont le père a eu le malheur d'épouser une anglophone. Menaud, maître-draveur tient de l'épopée dans sa première version; les images fourmillent et le style est claudélien. Au pays de Maria Chapdelaine, des étrangers sont venus, qui menacent de s'emparer des richesses nationales; un vieux draveur entreprend de défendre les siens, mais le combat est illusoire, car l'étranger reste invisible, sorte de puissance gangreneuse qui mine sourdement toute une race. Menaud devient fou, et sa folie est comme un avertissement: la mort s'en vient; ce ne sera, cependant, que celle d'un certain nationalisme.

Le roman psychologique se développe peu à peu, dans la mesure où les personnages romanesques commencent à échapper à la stéréotypie habituelle. D'Angéline de Montbrun à Un homme et son péché (1933) de Claude-Henri GRIGNON, le progrès est évident. Lecteur de Balzac, Grignon réussit à dessiner en lignes simples le portrait d'un paysan avare; grâce à la radio, puis à la télévision, Séraphin Poudrier devient cependant un type, et certes le plus connu au Qc de tous les personnages romanesques. Lecteur de Maurice Barrès et de Paul Bourget, Rex Desmarchais pousse plus loin l'analyse du personnage (L'initiatrice, 1932; Le feu intérieur, 1933), mais ses romans restent faibles et il faudra attendre les écrivains influencés par Mauriac -- ceux des années 40 - pour lire de bons romans psychologiques. Desmarchais aura quand même eu le mérite de certaines audaces qui aideront ses successeurs à moins se censurer; ils pourront se dégager des limites d'une morale étroite, qui a beaucoup nui au développement du roman québécois, et réclamer que leurs oeuvres soient jugées en fonction de critères esthétiques. Le roman de critique sociale a eu de même beaucoup de mal à naître, le roman de bonnes moeurs ayant presque seul la faveur de l'institution religioso-littéraire et le roman conformiste, celle du pouvoir ecclésiastico-politique. C'est ainsi qu'un évêque condamne, en 1934, Les demi-civilisés de Jean-Charles HARVEY, un roman peu structuré, plus ou moins bien écrit, qui avait l'heur de prôner une opportune critique du pharisianisme. Le livre s'est vendu. Dans ce domaine encore, les grandes oeuvres n'apparaîtront que dix ans plus tard.

En 1938, le roman québécois exite depuis un siècle. Expression d'un peuple qui a gardé une mentalité rurale malgré une urbanisation se développant depuis une vingtaine d'années, il vient de produire ses trois meilleures oeuvres dans des genres que ses lecteurs et auteurs ont collectivement entretenus: le roman de la terre (Trente arpents, 1938), le roman historique (Les engagés du Grand Portage, 1938) et le roman nationaliste (Menaud, maître-draveur, 1937). La guerre va favoriser l'arrivée à la ville et l'ouverture au monde extérieur; l'individu échappera davantage à la surveillance des pouvoirs et les auteurs, plus libres, prendront leurs distances par rapport aux idéologies traditionnelles, nationalistes surtout. Le roman changera d'orientation: il connaîtra la ville et l'individu.

RENÉ DIONNE

1940-1960

Entre 1940 et 1960 il s'est publié au Qc env. 300 ouvrages narratifs: romans, récits, recueils de nouvelles ou de contes. C'est autant, en 20 ans, que dans tout le siècle précédent, et statistiquement assez pour permettre l'émergence d'un nombre séant d'oeuvres durables. Pour la littérature romanesque, c'est l'étape d'une importante diversification des thèmes, d'un perfectionnement notable du savoir-faire technique et d'un approfondissement évident de la psychologie.

La longue tradition qui avait jusque-là privilégié les sujets paysans se clôt en beauté avec la publication par Germaine Guèvremont du Survenant (1945) suivi de Marie Didace (1947). Le petit monde quotidien des habitants du Chenal du Moine au début du siècle est ici représenté sans intention moralisatrice dans un réalisme serein et vrai. Mais cette réussite appartient plutôt à la décennie précédente rejoignant en esprit Trente arpents (1938), alors que Ringuet lui-même, au-delà des nouvelles de L'héritage (1946), se tourne du côté des gens de la ville, avec Fausse monnaie (1947) et surtout Le poids du jour (1949).

En vérité, les années de guerre succédant à la CRISE DE 1929, dans un contexte d'industrialisation accrue, ont modifié les réalités démographiques et sociales du pays en faveur de l'univers urbain où le roman miroir promène désormais son reflet. Roger LEMELIN ouvre la voie, dans une veine pittoresque et satirique, avec Au pied de la pente douce (1944). Il y présente en un tableau plaisant un faubourg populaire de la ville de Québec foisonnant de silhouettes vives et d'incidents colorés. L'auteur continuera sur sa lancée, dans Les Plouffe (1948), avant de s'adonner à d'inégales Fantaisies sur les péchés capitaux (1949) et de tourner court avec les aventures extravagantes de Pierre le magnifique (1952).

Un grand roman de moeurs urbaines, aussitôt consacré par une renommée internationale, et ayant pour auteur Gabrielle ROY, s'intitule Bonheur d'occasion (1945). Tous les niveaux de signification s'y équilibrent dans un jeu de correspondances efficaces où l'histoire émouvante de Florentine et de sa famille misérable est mise en étroit rapport avec la présence concrète du quartier Saint-Henri à Montréal et l'évocation tragique, en arrière-plan, du monde en guerre dans les premiers mois de 1940. Si Gabrielle Roy excelle dans la représentation fonctionnelle d'un espace physique et social, c'est le devenir psychologique de l'individu humain qui l'intéresse avant tout et qu'elle saisit avec une extraordinaire sympathie. La suite de son oeuvre le montrera tant et plus, soit dans ces récits nourris de substance autobiographique que sont La petite poule d'eau (1950) et Rue Deschambault (1955), soit dans son pathétique Alexandre Chenevert (1954), où un petit caissier montréalais, rongé par l'angoisse métaphysique et la maladie, parvient tout de même à une certaine forme de sérénité et de bonheur.

C'est d'ailleurs dans cette période que le roman d'analyse intérieure marque son vrai départ. Dans Ils posséderont la terre (1941), Robert CHARBONNEAU met en parallèle le destin de deux adolescents en s'efforçant de laisser à ses créatures leur autonomie propre, selon le principe qu'il veut aussi promouvoir dans l'essai Connaissance du personnage (1944), l'un des seuls écrits théoriques de l'époque sur l'art romanesque. Ce premier roman, notable par l'austérité et la rigueur de sa méthode et de son style, souffre néanmoins d'une excessive sécheresse qu'aggrave Fontile (1945), sa suite immédiate, et que ne corrige pas adéquatement Les désirs et les jours (1948), dernier volet de la trilogie.

Il est normal que le romancier psychologique fasse grand cas des moyens formels à son usage pour explorer ses personnages et en exprimer les subtiles nuances. Ainsi, André Giroux, dans Au-delà des visages (1948), retourne-t-il inventivement un même fait divers sous une variété de points de vue qui permettront d'élucider chez le protagoniste les multiples facettes de l'être spirituel le plus secret. Ainsi l'écrivain au souffle court semble-t-il chercher une plausible compensation dans l'efficacité des procédés de narration, mais comme l'attestent Le gouffre a toujours soif (1953), second roman, puis Malgré tout la joie (1959), recueil de brèves nouvelles, c'est d'arriver à toucher le tréfonds de l'humaine condition qui importe.

C'est un peu ce même rapport de force entre forme et profondeur que l'on retrouve chez plusieurs auteurs de mérite, peu abondants par nature, qui se sont illustrés de façon trop passagère dans les années 50. Chez le Robert Élie de La fin des songes (1950) et d'Il suffit d'un jour (1957), la hantise du sens de la vie, l'irrémédiable solitude et l'incommunicabilité des êtres sont le ressort du drame humain; chez le Jean Filiatrault de Terres stériles (1953), de Chaînes (1955) et du Refuge impossible (1957), la convoitise amoureuse n'est toujours qu'un masque de la haine, dans la trouble relation familiale (filiale, maternelle, conjugale, fraternelle ...) des créatures assujetties aux pires complexes. En revanche, il semble que, dans Les témoins (1954) et Les inutiles (1956) d'Eugène Cloutier, la fantaisie plus ou moins gratuite, peut-être simplement critique, prenne un peu le pas sur l'expression angoissée des grands problèmes de l'homme, de son inadaptation sociale comme de son absurdité foncière.

D'autres romanciers moralistes et au registre délibérément plus abstrait avaient déjà exploité le filon satirique dans des récits souvent très près de l'essai. Les personnages qu'il campe dans la trilogie des Mondes chimériques (1940), Anatole Laplante, curieux homme (1944) et Journal d'Anatole Laplante (1947) sont pour François HERTEL des doubles de lui-même, libres, cyniques, désabusés et bavards, qui scrutent avec autant de désinvolture que de lucidité les aspects les plus plats comme les plus exaltants de la vie. Quant à Pierre Baillargeon, c'est encore lui-même, seul, armé de son style net et vif, qu'il projette dans le discours acéré des Médisances de Claude Perrin (1945) et de Commerce (1947) ou dans le protagoniste plus incarné mais tout aussi incisif de La neige et le feu (1948). Et c'est aussi en tablant sur des observations censément autobiographiques que Jean Simard a esquissé d'abord les croquis ironiques de Félix, livre d'enfant pour adultes (1947) puis d'Hôtel de la reine (1949), avant d'intérioriser davantage et d'assombrir sa satire dans Mon fils pourtant heureux (1956). Toutefois, dans Les sentiers de la nuit (1959), l'auteur paraît s'être davantage objectivé, alors que, en fait, sous le couvert fort bien exécuté d'une caricature du puritanisme anglo-saxon, il s'attaque symboliquement aussi au JANSÉNISME canadien-français, à même le déploiement des thèmes les plus graves -- Dieu, religion, souffrance et mort.

Mais le plus important des romanciers intérieurs est sans conteste André LANGEVIN. C'est lui, d'ailleurs, qui a le plus authentiquement assumé ici le courant universel d'idées qu'ont illustré en France Sartre et Camus. Il l'a fait dans une trilogie de romans sur le thème de la solitude ontologique de l'homme. L'unique relation efficace entre les êtres engendre le désespoir: elle consiste dans le mal que l'on fait ou que l'on subit, même en luttant contre lui. Privés de toute transcendance, à l'échelle exclusive de l'univers contingent, les personnages réfléchis sont aux prises avec la souffrance absurde, et le hasard de la vie les met en demeure de choisir entre les extrêmes de l'alternative de Sisyphe: tenter de s'en sortir par le suicide, comme le Jean Cherteffe d'Évadé de la nuit (1951), ou bien, usant des moyens du bord, si dérisoires ou décevants qu'ils puissent être, combattre la fatalité, comme Alain Dubois dans Poussière sur la ville (1953) ou Pierre Dupas dans Le temps des hommes (1956). Si le premier des trois ouvrages souffre d'une doctrine métaphysique trop absolue, insuffisamment amalgamée à la substance concrète de sang, de chair et d'os du personnage, les deux autres, par contre, tirant chacun parti dans son mode propre des ressources intenses de l'espace et de la durée, atteignent un haut niveau de réussite esthétique.

Mais pendant qu'André Langevin, dans cette phase initiale de sa carrière de romancier, paraît s'être littéralement vidé, s'enfermant dans le silence pour plus de 15 ans, on constate avec bonheur et au même moment un phénomène tout à fait contraire de progressive fécondité chez le protéiforme Yves THÉRIAULT L'oeuvre romanesque n'est vraiment chez lui que la partie émergée de l'iceberg qui comprend aussi, entre autres choses, quelques centaines de textes pour la radio ou la télévision et des quantités de récits populaires et de romans pour adolescents. Après des Contes pour un homme seul (1944) fort originaux, il aura fallu attendre plusieurs années pour voir paraître un premier roman, La fille laide (1950). Ensuite le rythme de sa production s'est régularisé puis accéléré, tout au long des années 50, pour ne plus s'arrêter. Tout n'est certes pas égal dans une telle abondance. Dans la période qui nous intéresse ici, sans doute faut-il juger plus faibles Les vendeurs du temple (1952) et Ashini (1960), mais Le dompteur d'ours (1951) et, plus encore, Aaron (1954, 1957) et Agaguk (1958) sont des oeuvres très fortes. Yves Thériault est tout l'opposé d'un artiste gratuit. D'une oeuvre à l'autre, il se retrouve bon gré mal gré toujours engagé au service des causes les plus diverses. En soi, la représentation franche et hardie des instincts déchaînés de l'homme a déjà la puissance du choc: elle impose l'authenticité d'un primitivisme vigoureux. L'acte d'amour sexuel et l'acte de mort violente surtout ont ici une valeur sans pareille dans l'accomplissement qu'ils opèrent de l'individualité inaliénable des personnages, et leur importance est encore renforcée par le rôle qu'ils tiennent dans le processus d'émancipation des opprimés: petites gens de toutes sortes, Indiens, Esquimaux, Juifs, en lutte contre les puissances dominatrices -- morales, religieuses, sociales ou ethniques -- qui les empêchent de devenir pleinement des hommes.

Afin d'étoffer davantage le présent exposé, il faudrait sans doute, à côté de tel ou tel auteur plus marquant -- Gabrielle Roy, Yves Thériault, André Langevin, Roger Lemelin ou autre -- mentionner encore en énumération partielle, certains noms et titres qui apportent aussi leur appoint à l'histoire littéraire: Jean-Jules Richard et Neuf jours de haine (1948); Clément Lockquell et Les élus que vous êtes (1949); Françoise LORANGER et Mathieu (1949); Bertrand Vac et Louise Genest (1950); Louis Dantin et Les enfances de Fanny (1951); Roger Viau et Au milieu, la montagne (1951); Jean Vaillancourt et Les Canadiens errants (1954); René Ouvrard et La veuve (1954); Maurice Gagnon et L'échéance (1956); Claire France et Les enfants qui s'aiment (1956).

Il importe toutefois plus encore de faire état de quelques auteurs de romans qui se manifestent dans la période, mais qui ne donneront toute leur mesure qu'après 1960. Anne HÉBERT est de ce nombre avec Les chambres de bois (1958), roman onirique, peut-être trop près du poème, et surtout Le torrent (1950), conte très dense où se reflète toute l'aventure spirituelle de la collectivité canadienne-française. Pour sa part, Claire Martin se fait la main sur un recueil de nouvelles mordantes et raffinées, Avec ou sans amour (1958), avant d'aborder le roman avec Doux-amer (1960), cependant que Marie-Claire BLAIS, qui cherche décidément sa voie (et sa voix) donne La belle bête (1959) et Tête blanche (1960), deux récits où la révolte adolescente se joue dans une atmosphère et une écriture de rêve.

Gérard BESSETTE, enfin, publie La bagarre (1958), roman de moeurs à incidences sociales, puis Le libraire (1960), qui survient au moment opportun pour contribuer activement à ce qu'on peut bien appeler l'exorcisme idéologique du Qc, à cette heure de conscience éveillée où d'aucuns voudront bientôt croire que se situe le commencement de tout.

RÉJEAN ROBIDOUX

1960-1985

Durant les années 60 et 70, le roman québécois connaît des transformations qui coïncident avec des changements sociaux importants. Sans refléter directement la réalité, le roman entre en dialogue avec les discours qui l'entourent et participe, à sa manière, à la vie sociale. L'arrivée d'une nouvelle génération d'écrivains durant la Révolution tranquille contribue à faire de ce changement un événement. L'heure est aux remises en question et à la révolte. Le roman québécois se transforme de fond en comble.

Ainsi plusieurs écrivains préconisent l'usage du langage populaire (le JOUAL) pour rendre compte d'une réalité sociale, ouvrière, longtemps refoulée. Ce sont d'abord les auteurs rattachés à la revue PARTI PRIS, comme Jacques RENAUD, Le cassé (1964), André MAJOR, Le cabochon (1965), La chair de poule (1965) et Claude JASMIN, Pleure pas, Germaine (1965) qui contribuent à opérer cette transformation, en faisant de la langue populaire le reflet et le symbole de la conscience malheureuse, de la colonisation et de la dégradation sociale. Au-delà de la dimension politique que présuppose l'usage du joual, ce nouveau discours détermine rapidement l'assise d'une nouvelle écriture littéraire chez Jacques GODBOUT, Salut Galarneau! (1967) et Victor-Lévy BEAULIEU, Race de monde (1969), La nuitte de Malcolmm Hudd (1969). Chez tous ces écrivains le mélange des niveaux de langage signale l'existence d'une identité linguistique et constitue le nouveau code de la réalité québécoise.

Sur le plan de la fiction, on voit apparaître aussi à cette époque des personnages extrémistes qui incarnent ou expriment la révolte, le radicalisme et l'intransigeance, comme les révolutionnaires de Hubert AQUIN, Prochain épisode (1965), Trou de mémoire (1968) et de Claude Jasmin, Éthel et le terroriste (1964). La Bérénice de Réjean DUCHARME, L'avalée des avalés (1966), représente bien cette négativité en acte qui veut faire table rase de toutes les valeurs sociales et culturelles. Elle constitue l'expression la plus avancée de cette force de négation du réel qui habite à des degrés divers les personnages de plusieurs romans de cette décennie. Chez Marie-Claire Blais, Une saison dans la vie d'Emmanuel (1965), L'insoumise (1966), Les manuscrits de Pauline Archange (1968), David Sterne (1967), comme chez Réjean Ducharme, ce sont des enfants et des adolescents qui incarnent ce refus. Les valeurs de l'enfance et de l'art sont présentées alors comme des refuges contre l'univers dégradé des adultes.

Dans un grand nombre de cas, la subversion ou la rupture s'expriment sous forme de parodie. Le roman réinterprète l'histoire, pastiche les anciens discours, les valeurs tombées en désuétude pour en montrer l'envers et en rire. Dans La guerre, yes sir! (1968), Roch CARRIER propose une version carnavalesque des événements de la CONSCRIPTION en montrant des paysans en train de renverser joyeusement les valeurs civilisatrices de l'armée et de la religion. Dans Le ciel de Québec (1969), Jacques FERRON écrit une épopée dégradée et dérisoire de l'histoire nationale et du messianisme canadien-français, tout en réglant ses comptes avec la génération précédente (Saint-Denys Garneau, Jean LeMoyne). L'ironie constitue aussi une dimension importante des romans de Marie-Claire Blais (1965, 1968) qui parodie une certaine littérature édifiante, et de Réjean Ducharme qui pastiche et renverse tous les discours qui lui tombent sous la main dans La fille de Christophe Colomb (1969) et L'hiver de force (1973).

Le récit ne fait pas que miner et contester l'histoire, il en propose aussi une nouvelle version. Ce renversement et cette réinterprétation historique coïncident avec l'avènement du langage populaire dans le discours du récit noté plus haut, dans la mesure où il introduit la tradition vernaculaire dans la série littéraire (voir LITTÉRATURE ORALE). Ainsi le roman du terroir et l'histoire nationale sont réinterprétés en fonction d'un nouveau système de valeurs, d'une nouvelle conscience, celle de l'être dominé. C'est ce qu'on peut voir, entre autres, chez Antonine MAILLET et Victor-Lévy Beaulieu. C'est la voix populaire qui parle lorsque Antonine Maillet retrace l'épopée des Acadiens, leurs tribulations historiques et leur jubilation langagière à travers une série de romans qui trouvent leur couronnement dans Les cordes de bois (1977), Pélagie-la-charette (prix Goncourt 1979) et Cent ans dans les bois (1981, réédité en France sous le titre de Pélagie-la-gribouille). Victor-Lévy Beaulieu, lui, raconte « La vraie saga des Beauchemin », histoire grandiose et dérisoire d'une famille ouvrière transplantée de Gaspésie dans la ville dortoir de Montréal-Nord (Moréal-Mort). Jusqu'à maintenant six titres ont été publiés dans cette série: Race de monde (1969), Jos Connaissant (1970), Les grands-pères (1971), Don Quichottte de la démanche (1974), Satan Belhumeur (1981), Steven le Hérault (1985).

Parallèlement à ces grandes séries, plusieurs romans s'engagent dans la transformation ou la contestation des codes romanesques. Déjà chez Gérard Bessette, L'incubation (1965), Le cycle (1971), et André Langevin, L'élan d'Amérique (1972), on voit apparaître de nouvelles façons de raconter une histoire à la manière du nouveau roman français. Chez Hubert Aquin (1965, 1968) et Victor-Lévy Beaulieu (1974), les ambiguïtés du discours créent une certaine incertitude dans l'histoire. Les événements ne se déroulent plus selon l'ordre logique habituel. Cependant chez ces derniers les équivoques de l'histoire sont motivées par l'aliénation sociale et politique qu'ils visent à représenter, alors que chez d'autres, dont Jean-Marie Poupart, Angoisse play (1968), Chère Touffe, c'est plein plein de fautes dans ta lettre d'amour (1973), C'est pas donné à tout le monde d'avoir une belle mort (1974) et Jacques BENOÎT, Patience et Firlipon (1970), cette remise en question de la structure traditionnelle du récit est plus ludique. Le narrateur réfléchit tout haut sur le déroulement de sa narration. Plus que le thème du héros écrivain, l'acte d'écrire devient alors une fonction déterminante de la narration.

Même un roman comme Le libraire (1960) de Gérard Bessette contient d'énoncés qui ébranlent déjà le caractère réaliste de la narration; c'est d'ailleurs le narrateur lui-même qui nous invite à la double lecture lorsqu'il attribue à la chambre où il est en train de rédiger son journal, une dimension analogue à celle de la feuille de papier sur laquelle il écrit (8½ × 11). Chez Bessette dans cet exemple particulier, et surtout chez Hubert Aquin et Victor-Lévy Beaulieu, la référence historique devient souvent une métaphore de l'instance d'écriture. À la limite, comme le dit Jean Ricardou, l'écriture de l'aventure se double d'une aventure de l'écriture. Dans Prochain épisode et Don Quichotte de la démanche, on assiste à une sorte de court-circuit entre les niveaux du récit, c.-à-d. à une interférence entre l'instance qui raconte et l'univers raconté. La forme de l'autobiographie, qui est dominante dans le roman québécois contemporain, favorise cet échange entre l'histoire narrée et les circonstances de la narration. On peut dire que ce jeu de transfert, s'il détruit l'ancien effet de réel, en crée un nouveau, soit celui de l'écrivain écrivant une histoire dans une histoire dont il n'est pas le maître et où il se trouve lui-même pris.

Plus radicalement encore, certains écrivains, comme Nicole BROSSARD avec Un livre (1970), Sold out (1973), French kiss (1974), préconisent de « raser les intrigues », d'abolir toute logique narrative. La narration traditionnelle est remplacée ici par une série de textes fragmentés, souvent autobiographiques, qui s'enchaînent selon un ordre symbolique qui rappelle davantage, par son expression et sa mise en page, le discours de la poésie. Cette nouvelle textualité, qui mêle théorie et fiction, trouve un écho favorable surtout chez les femmes de lettres féministes qui en feront à la fois une image de marque et le lieu d'un combat contre la parole patriarcale. Depuis la parution de L'Euguélionne (1976) de Louky Bersianik, ce nouveau discours des femmes n'a cessé de s'affirmer et de prendre de l'ampleur. En libérant le roman de ses structures conventionnelles, cette intervention féministe a inauguré un nouveau courant, une nouvelle manière d'exprimer le féminin, comme on le voit, entre autres, dans La mère des herbes (1980) de Jovette Marchessault, Lueur (1979) de Madeleine Gagnon et La vie en prose (1980) de Yolande VILLEMAIRE. Chez plus d'une, s'exprime le souhait de voir l'émergence d'un nouveau langage en accord avec l'altérité et la différence des femmes. Dans Nous parlerons comme on écrit (1982), France Théoret traduit bien cette volonté de « dénaturaliser » le langage et la culture par l'exercice de l'écriture. Cette entreprise relève d'une éthique littéraire exigeante qui redonne son sens à un précepte de la modernité qui veut transformer notre rapport au langage pour transformer à terme le réel.

Parmi les écrivains aînés et plus traditionnels, il faut parler de Gabrielle Roy, Anne Hébert et Yves Thériault qui poursuivent durant ces années leur oeuvre commencée aux alentours de la Deuxième Guerre mondiale. Avec La route d'Altamont (1966) et Ces enfants de ma vie (1977), Gabrielle Roy nous donne des récits intimistes qui évoquent la vie de l'auteur au Man., alors qu'Anne Hébert poursuit son exploration de l'univers tourmenté et excessif de la passion coupable dans trois romans à dimension historique, Kamouraska (1970), Les enfants du sabbat (1975), Les fous de bassan (1982), et un récit fantastique, Éloïse (1980). Yves Thériault, quant à lui, donne une suite à sa série de récits inuits et amérindiens, avec Ashini (1960), Tayaout, fils d'Agaguk (1969), Agoak, l'héritage d'Agaguk (1975) et La quête de l'ours (1980).

Durant les années 70, des écrivains comme André Major et Claude Jasmin abandonnent le récit de la révolte pour celui de l'introspection. Le premier élabore une trilogie, L'épouvantail (1974), L'épidémie (1975) et Les rescapés (1976) où il met en scène des personnages qui s'observent dans le petit monde de Saint-Emmanuel. Les principaux faits du récit sont presque toujours racontés dans la distance d'un regard rétrospectif. L'écart entre le présent et le passé semble condamner l'individu à une remémoration sans fin. Le décalage ainsi créé entre le vécu du héros et sa prise de conscience, qui coïncide avec l'acte narratif, confine le sujet à la rêverie solitaire, l'exclut de toute action directe, et l'empêche d'avoir une prise immédiate sur le réel. Il est agi au lieu d'agir, il est représenté en train de réfléchir, de rêver sur ce qu'il a fait, au lieu d'être montré en acte. On remarque le même genre de personnage, figé sur son passé dans Kamouraska, d'Anne Hébert, L'élan d'Amérique d'André Langevin et Un rêve québécois (1972) de Victor-Lévy Beaulieu. Le récit juxtapose une série d'événements rétrospectifs, représentant le flux discontinu de la mémoire d'un sujet aliéné et arrêté dans son évolution. La révolte a cédé le pas à la stupéfaction du sujet obnubilé par un traumatisme, un événement incontournable. Cette stupeur n'est d'ailleurs pas étrangère à la dépression morale qui a frappé les écrivains à la suite du coup de force de l'état fédéral en oct. 1970 (voir MESURES DE GUERRE, LOI DES).

Chez Jasmin « le cycle de la violence » est aussi remplacé par ce que l'auteur appelle lui-même « le cycle des souvenirs » où il évoque son enfance et son adolescence heureuses et insouciantes dans son milieu familial: La petite patrie (1972), Pointe-Calumet Boogie-Woogie (1973), Sainte-Adèle-la-vaisselle (1974) et La sablière (1979).

Enfin, à l'aube des années 80, on voit se profiler des tendances qui témoignent d'un certain retour à la tradition romanesque. Mentionnons, pour terminer, la réapparition du roman historique avec la série des « Fils de la liberté » de Louis CARON, Le canard de bois (1981), La corne de brume (1982), et de la chronique sociale avec les « Chroniques du Plateau Mont-Royal » de Michel TREMBLAY: La grosse femme d'à côté est enceinte (1978), Thérèse et Pierrette à l'école des Saints-Anges (1980), La duchesse et le roturier (1982), Des nouvelles d'Édouard (1985). La popularité du Matou d'Yves BEAUCHEMIN en 1981 et de Maryse (1983) de Francine Noël a incité plusieurs éditeurs à favoriser la formule du livre à succès (best-seller) qui constitue un aspect important de la production littéraire récente.

JACQUES MICHON

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