Poésie de langue française | l'Encyclopédie Canadienne

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Poésie de langue française

Les JOURNAUX québécois commencent à publier des poèmes satiriques et des épigrammes dès le XVIIIe siècle, mais avant 1820, seuls deux poètes, tous deux français, sont dignes de mention.
Nelligan, \u00c9mile
La voix poétique de Nelligan est triste et nostalgique, oscillant entre le th\u00e8me du passage du temps et une vision hallucinatoire du monde (avec la permission des Biblioth\u00e8que et Archives Canada/C-88566).

Les journaux québécois commencent à publier des poèmes satiriques et des épigrammes dès le XVIIIe siècle, mais avant 1820, seuls deux poètes, tous deux français, sont dignes de mention. Joseph Quesnel (1746-1809), capturé au large de Halifax en 1779, s'installe par la suite près de Montréal et écrit des chansons, des poèmes et des pièces de théâtre. Envoyé au Canada avec les soldats de De Meuron pour repousser l'invasion américaine de 1812, Joseph Mermet (1775-1828?), écrit des dizaines de poèmes, dont une description des chutes du Niagara et un récit de la victoire canadienne-française à la Bataille de Châteauguay (1813).

Le premier recueil de poèmes publié par un Canadien français (1830) renferme des poèmes didactiques de Michel Bibaud (1782-1857), notamment des satires sur l'avarice, l'envie, la paresse et l'ignorance. À cette époque, les « collèges classiques » commencent à former des jeunes gens intéressés à la politique et à la littérature. Les poètes romantiques français Lamartine et Hugo sont lus et imités par le futur historien François-Xavier Garneau et par Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, futur premier ministre du Québec. Avant 1850, la poésie demeure toutefois une arme politique ou un divertissement raffiné, et seuls les journaux et les revues publient des poèmes.

Après 1850, les poètes se font plus nombreux. On peut les regrouper en trois « générations ». La première, née vers 1820, comprend Joseph Lenoir, auteur de fantaisies orientales exotiques et d'habiles traductions en vers de Burns, de Longfellow et de Goethe; Louis-Joseph-Cyprien Fiset, qui écrit de longs poèmes narratifs sur des questions historiques canadiennes et sur la crise de l'émigration (voir Franco-Américains); et le poète en vers le plus talentueux de l'époque, Octave Crémazie qui, avant de s'exiler en 1862 après avoir fait faillite, devient en quelque sorte le poète officiel du Canada français. Ses poèmes s'inspirent de questions internationales (guerre de Crimée, unification de l'Italie), des exploits du régime français au Canada et des obligations des vivants à l'égard des morts.

Cependant, Lenoir meurt prématurément, Crémazie quitte le Canada et Fiset délaisse la poésie pour pratiquer le droit. Une nouvelle génération de poètes, nés après 1830 et associés au mouvement littéraire de 1860, leur succède. Alfred Garneau (1836-1904), fils effacé de l'historien, laisse une soixantaine de poèmes témoignant de sa sensibilité et de sa vaste connaissance de la poésie française. Léon-Pamphile Le May, bibliothécaire de l'Assemblée législative du Québec, publie plus d'une dizaine de recueils de poèmes, dont une traduction en vers de l'Évangeline de Longfellow. Son oeuvre la plus célèbre, Les Gouttelettes (1904), est entièrement composée de sonnets, forme nouvelle à l'époque, mais ses thèmes (la religion, l'amitié, le patriotisme, les beautés de la campagne) demeurent ceux de sa jeunesse et font le lien entre le mouvement de 1860 et le régionalisme québécois du début du XXe siècle. Le poète le plus important de cette génération est Louis Fréchette, auteur de la première oeuvre québécoise de poésie lyrique (Mes loisirs, 1863) et du plus remarquable recueil de poèmes narratifs publié au Québec au XIXe siècle (La Légende d'un peuple, 1887). C'est également le premier poète québécois à être honoré par l'Académie française (1880) et à publier une édition complète (3 vol., 1908) de ses propres poèmes.

Après le transfert du Parlement à Ottawa par la Confédération (1867), le mouvement littéraire de 1860 stagne au Québec jusqu'en 1875, où une nouvelle génération de poètes, nés vers 1850, commence à publier des recueils. Nérée Beauchemin (1850-1931), obscur médecin de campagne de Yamachiche, décrit avec une grande sensibilité les joies de la vie champêtre dans des poèmes qui ne sont réunis qu'en 1897. William Chapman (1850-1917), dans sa jeunesse un admirateur de Fréchette, se retourne plus tard contre son maître, qu'il accuse de plagiat. Les recueils les plus populaires de Chapman sont publiés en France au début du XXe siècle (Les Aspirations, 1904; Les Rayons du Nord, 1909). Ils décrivent un Nord canadien pittoresque peuplé de voyageurs, de trappeurs et de bûcherons. Le représentant le plus original de cette dernière génération de poètes romantiques est Eudore Évanturel, dont l'unique plaquette, Premières poésies (1878), est dénoncée par les ennemis de son préfacier, Joseph Marmette. Découragé, Évanturel renonce à tout jamais à ses descriptions baroques d'amourettes et à ses personnifications pleines d'esprit des saisons canadiennes.

De 1830 à 1895, quelque 50 poètes québécois publient une centaine de recueils de poèmes. Les oeuvres s'inspirent souvent des romantiques français, mais contrairement à leurs modèles, les poètes québécois du XIXe siècle négligent les thèmes de l'amour passionné, de l'individualisme ou du panthéisme, préférant des sujets patriotiques, sociaux, historiques ou religieux. Cependant, ils tentent de nombreuses expériences de versification. Dans leur jeunesse, Fréchette et Le May essayent des dizaines de formes différentes. Peu à peu, le sonnet et le sizain deviennent la norme dans les poèmes lyriques, alors que les alexandrins à rimes plates (12 syllabes) composent les poèmes narratifs. Ainsi, la période de 1830 à 1895 est une époque d'apprentissage poétique. Aucun grand poète, aucune oeuvre remarquable ne se distingue, mais il y a beaucoup d'imitation, d'adaptation et d'expérimentation. Une tradition poétique prend forme, et avec elle, un nouveau public.

DAVID M. HAYNE

Poésie de langue française, 1896-1930

Fondée en 1895, l'École littéraire de Montréal concentre ses efforts sur l'épuration de la langue française et sur la recherche de nouvelles formes d'expression littéraire. Ce mouvement, qui va au-delà des années 1930, est marqué par l'émergence d'une poésie symboliste, l'école du Terroir et le mouvement parnassien qui préconise « l'Art pour l'Art ».

Le point culminant des cinq premières années de publication de l'École est la parution de Les Soirées du Château de Ramezay (1900), suivie de Poésies d'Émile Nelligan en 1904. Nelligan est le plus jeune du groupe et, en l'espace de trois ans (1896-1899), il compose un remarquable recueil en vers. Sa poésie est influencée par Paul Verlaine, Charles Baudelaire, Georges Rodenbach, Maurice Rollinat, Edgar Allen Poe, José Maria de Hérédia et Leconte de Lisle. Il a du génie pour l'image et la sonorité. Maîtrisant tour à tour le sonnet et le ronde, il décrit les profondeurs de son être troublé avec des accents délirants, empreints de tristesse et parfois hallucinants. Ses deux célèbres poèmes, « Romance du Vin » et « Vaisseau d'Or », apparaissent comme une prémonition et attestent sa merveilleuse maîtrise des vers.

Après 1900, le rêve symboliste s'effondre. L'École tente d'évoquer « l'âme du peuple » selon les mots de Charles Gill, auteur de Cap Éternité (1919), dont les fragments d'allégorie dantesque reflètent les tendances de l'époque. Des poètes tels que Louis-Joseph Doucet, Lionel Léveillé, Hector Demers et Albert Ferland, auteur de Le Canada chanté, se consacrent à la poésie nationaliste. La revue Le Terroir dure à peine un an. Ses 10 numéros sont assemblés en un volume, publié en 1910.

Quelques membres de l'École s'adonnent à une poésie à tendance philosophique : Jean Charbonneau, qui publie Les Blessures (1912), Alphonse Beauregard (Les Forces, 1912 et Les Alternance, 1921) et Jean-Aubert Loranger (Les Atmosphères, 1920 et Poèmes, 1922). Loranger introduit dans sa méditation sur l'homme des concepts orientaux et unanimistes. Le troisième recueil de l'École, Les Soirées de l'École littéraire de Montréal (1925), se compose des travaux de 10 poètes et, vers 1930, l'École se démembre, non sans qu'il y ait quelques autres publications : de Charbonneau, La Flamme ardente (1928), de Gonzalve Desaulniers, Les Bois qui chantent (1930) et de Joseph Melançon, Avec ma vie (1931).

Les écrivains continuent à développer le thème de la vie rurale. Les champs, les rivières, les forêts et les villages y sont décrits avec un accent souvent nostalgique qui rappelle les chansons des premiers colons. Cette tradition littéraire provient du siècle précédent, comme si les jeunes poètes de la période de Crémazie, fortement attachés à la patrie, s'étaient soudainement retrouvés à l'aube du XXe siècle. Cet attachement devient le leitmotiv de toute l'oeuvre poétique de Blanche Lamontagne-Beauregard dont le second recueil, Par nos champs et nos rives (1917), est un exemple frappant. Alphonse Désilets, sous le pseudonyme de Jacquelin, reprend le même thème dans Heures poétiques (1910), Mon pays, mes amours (1913) et Dans la brise du terroir (1922). Un autre poète régionaliste, Jules Tremblay, se fait intimiste avec la publication de Arômes du terroir (1918), son quatrième recueil. Émile Coderre, sous le pseudonyme de Jean Narrache, crée un genre de poésie dialectale, en publiant Quand j'parl' tout seul (1933), mais les deux meilleurs poètes régionalistes sont sans aucun doute Nérée Beauchemin et Alfred Desrochers.

Les deux recueils de Beauchemin, Les Floraisons matinales (1897) et Patrie intime (1928), évoquent l'histoire canadienne et la vie à Trois-Rivières, tandis que DesRochers révèle une saisissante perception de la réalité alliée à une maîtrise du sonnet, du rondeau, du madrigal, de la chanson, de l'acrostiche, de l'ode et de l'élégie. Il décrit dans L'Offrande aux vierges folles (1928) et À l'ombre de l'Orford (1929), la vie des premiers colons. Il y manifeste une vigoureuse pensée et y démontre la maîtrise de son art. Son poème « Hymne au vent du Nord », à puissante évocation épique, est un chef-d'oeuvre de la poésie régionaliste.

Le mouvement parnassien commence à faire sentir son influence au Québec en 1895 avec les sonnets exotiques d'Arthur de Bussières. Si Alfred Garneau, Émile Nelligan, Jules Tremblay, Guy Delahaye, René Chopin et Marcel Dugas sont plutôt symbolistes, ils se laissent influencer, à l'occasion, par le Parnasse. Paul Morin, un avocat, est celui qui illustre le mieux ce mouvement. Vocabulaire sonore, imagerie saisissante et paysages exotiques caractérisent Paon d'émail (1911) et Poèmes de cendre et d'or (1922). La revue Nigog (1918) relance le mouvement parnassien mais comme la revue, ce dernier ne fait pas long feu.

Le début du siècle salue la venue de nouveaux poètes qui ont peu ou pas de liens avec une école en particulier. Louis Dantin (pseudonyme Eugène Seers), par exemple, est auteur de poésie philosophique et critique littéraire, mais par-dessus tout, il est celui qui a fait connaître la poésie de Nelligan aux Montréalais en 1902. Il faut aussi mentionner le poète paralytique Albert Lozeau, dont la toile de fond de nostalgie se trouve dans ses volumes L'Âme solitaire (1907) et Le Miroir des jours (1912), et Antonio Desjardins, auteur de Crépuscules (1924). Le plus important d'entre eux est Robert Choquette, dont les trois premiers recueils À travers les vents (1925), Metropolitan Museum (1931) et Poésies nouvelles (1933) sont empreints d'une force visionnaire et sondent la destinée de l'homme moderne.

Entre 1895 et 1930, la poésie québécoise porte sur une grande diversité d'expériences. Tenant d'abord de la tradition romantique, la poésie passe bientôt au symbolisme, puis au mouvement du terroir et enfin à l'école parnassienne. Ayant abandonné les formes traditionnelles, les poètes se tournent lentement du côté des vers libres.

PAUL WYCZYNSKI

Poésie de langue française, 1930-1970

En poésie comme ailleurs, le Québec résiste souvent au changement. Clément Marchand (Les Soirs rouges, 1947) et Alphonse Piché (Remous, 1947) tentent d'aborder de nouveaux thèmes tout en ayant recours à des formes traditionnelles. Simone Routier (Les tentations, 1934) adopte le vers libre mais ne tente aucune autre innovation. L'inconstant François Hertel (Axes et parallaxes, 1941), jésuite et personnage de marque du milieu culturel pendant plus d'une décennie, s'emploie activement à susciter un climat de changement. Pourtant, ses poèmes intellectuels ne tiennent pas compte des réalités de l'avenir du Québec. À cette époque, l'avant-garde de la poésie est composée de quatre poètes plutôt isolés : Hector de Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, Rina Lasnier et Alain Grandbois.

De son vivant, Garneau ne publie qu'un seul recueil, intitulé Regards et jeux dans l'espace (1937). Un second recueil, Les Solitudes, paraît après sa mort dans ses Poésies complètes (1949). Menant une vie recluse, Garneau se consacre à la poésie et à une recherche spirituelle toujours plus ardue. Ses poèmes, en vers libres rigoureusement maîtrisés, ont un caractère presque magique : ils expriment l'angoisse et la joie avec simplicité et beauté.

Dans Les Songes en équilibre (1942) d'Anne Hébert, le poète devient prêtre-magicien et joue un rôle social. Dans Le Tombeau des Rois (1953), les explorations psychologiques d'Hébert atteignent l'inconscient collectif par une poésie dépouillée à l'extrême. Dans la deuxième moitié de ses Poèmes (1960), elle passe à une nouvelle étape et s'adresse au Québec (ou à l'humanité) avec une incomparable générosité de forme et d'esprit.

À partir d'Images et proses (1941), Lasnier s'intéresse surtout à des thèmes religieux. Ses premières oeuvres, trop intellectuelles, sont sans véritable intérêt durable. Cependant, dans Escales (1950), Présence de l'absence (1956) et ses oeuvres subséquentes, sa poésie baigne dans les contradictions, où la lumière cohabite avec les ténèbres. Parmi les autres femmes poètes de l'époque, on note Medjé Vézina (Chaque heure a son visage, 1934), Jovette Bernier (Les masques déchirés, 1932), Cécile Chabot (Vitrail, 1939) et Jeannine Bélanger (Le visage dans la roche, 1941).

Grandbois devient le plus influent des nouveaux poètes, surtout auprès des jeunes poètes qui vont dominer dans les années 60. Les Îles de la nuit (1944), oeuvre rafraîchissante inspirée de son obsession des voyages autour du monde, évoque le monde cosmique et la fraternité humaine ainsi qu'un érotisme débridé. Ses poèmes sont fragmentés et souvent surréalistes, mais tout à fait accomplis, tout comme, par la suite, Rivages de l'homme (1948) et L'Étoile pourpre (1957).

Pendant la « Grande noirceur », sous le règne de Maurice Duplessis (1944-1959), une minorité de poètes choisit le surréalisme comme mode d'expression. La plupart d'entre eux avaient des liens avec les arts visuels ou le jazz. Le Refus Global (1948), manifeste culturel révolutionnaire du peintre Paul-Émile Borduas, comprend des poèmes de Claude Gauvreau (Brochuges, 1957), dont l'oeuvre est constituée de mots incompréhensibles qui gardent pourtant une étrange signification. Roland Giguère est peintre, graveur et typographe accompli ainsi qu'un grand poète. Ses poèmes, réunis dans L'Âge de la parole (1965), constituent une révolte contre tout ce qui menace la vie. Gilles Hénault cherche des « signes » dans le passé lointain, parmi les populations autochtones et dans l'inconscient collectif qui se manifeste dans les rêves. Ses trois recueils de poèmes sont réunis dans Signaux pour les voyants (1972).

Parmi les autres poètes qui ont marqué le surréalisme, on note Yves Préfontaine (Boréal, 1957), collaborateur de Liberté; Marie-Claire Blais (Pays voilés, 1963), mieux connue pour ses romans; et Claude Péloquin (Jéricho, 1963). Paul-Marie Lapointe, musicien de jazz dont la méthode d'écriture « automatiste » (voir Les Automatistes) avait des traits communs avec les improvisations du jazz, se distingue particulièrement. Seul son premier livre, Le Vierge incendié (1948), est véritablement surréaliste, mais il aborde les thèmes fondamentaux de toute sa poésie : justice, liberté sexuelle et pouvoir libérateur de l'amour, exprimés avec une grande musicalité par la répétition et l'inventaire. Dans ses dernières oeuvres, réunies dans Le réel absolu (1971), la révolte de l'individu devient révolution de la collectivité.

Pendant que la poésie se politise progressivement, de nombreux poètes continuent d'écrire en s'inspirant de leur univers personnel. Éloi de Grandmont (Plaisirs, 1953) écrit des vers charmants qui exaltent les plaisirs de l'amour. Sylvain Garneau (Les trouble-fête, 1952) vit dans un monde imaginaire d'adolescent, pur mais inquiétant, et se suicide dans la jeune vingtaine. Gilles Constantineau (Simples Poèmes et ballades, 1960) trace le portrait d'un monde intimiste illuminé par le bonheur et par des perceptions saisissantes. Luc Perrier (Du temps que j'aime, 1963) traduit avec précision l'étrange poésie du quotidien. À l'autre extrême, Suzanne Paradis (Pour les enfants des morts, 1964) proclame son ardent désir de vivre en forgeant une mystique féminine puissante et en l'appliquant à toutes les circonstances de la vie.

En 1958, la publication de La poésie et nous, qui regroupe des essais d'Hénault, Préfontaine, de Michel Van Schendel, de Jacques Brault et de Wilfrid Lemoine, marque l'élaboration de théories poétiques authentiquement québécoises. Pendant les années 40, les revues La Nouvelle Relève et Gants du ciel contribuent à diffuser les idées de l'avant-garde française. Vers les années 60, par contre, les idées les plus pertinentes au Québec sont de toute évidence celles qui surgissent dans la province même. Les revues Liberté et Parti Pris favorisent un foisonnement d'échanges littéraires et politiques. Les maisons d'édition, en particulier les Éditions de l'Hexagone (fondée en 1953) jouent un rôle tout aussi important.

Pendant les années 60, le Québec vit une croissance soudaine de sa conscience collective ainsi qu'un contexte politique en effervescence (voir Révolution Tranquille). Devenus inséparables, le nationalisme canadien-français et les arts se justifient et se stimulent mutuellement. Un nombre étonnant d'oeuvres conserve une très grande valeur poétique, comme Mémoire (1965) de Brault. Ce dernier, ainsi que Paul-Marie Lapointe et de nombreux autres poètes de l'époque, fait partie du mouvement de l'Hexagone, qui regroupe essentiellement des poètes nationalistes. Au centre du mouvement se trouve l'énergique et charismatique Gaston Miron, âme des Éditions de l'Hexagone. Après Deux sangs (1953), qu'il publie en collaboration avec Olivier Marchand, Miron refuse de réunir ses poèmes jusqu'en 1970, bien qu'il soit un poète et un interprète de talent.

Le thème du terroir revient souvent dans la poésie des années 60, qui se détache peu à peu de la perspective pancanadienne suggérée par la Pierre Trottier dans Le Combat contre Tristan (1951). Le Saint-Laurent devient un symbole national : Pierre Perrault exalte ses îles dans Toutes îsles (1963), et la poésie expansive de Gatien Lapointe s'exprime de la manière la plus achevée dans J'appartiens à la terre/Ode au Saint-Laurent (1963). Les Poèmes de l'Amérique (1958) de Van Schendel constituent une réaction à la violence de l'Amérique moderne, mais ses Variations sur la pierre (1964) évoquent un sentiment de renaissance dans son pays d'adoption, le Québec. Les thèmes nationalistes sont exploités sous la plume puissante de Fernand Ouellette dans Le Soleil sous la mort (1965), titre suggérant une régénération de la nation. Cette idée est présentée d'une manière explicite dans Le Chant de l'Iroquoise d'Andrée Maillet (1967). Par ailleurs, bien que Genèses (1962) de Paul Chamberland puisse suggérer une lutte spirituelle solitaire, cette lutte se concrétise et s'étend à la collectivité dans Terre Québec (1964), oeuvre pleine d'intensité et d'originalité.

La langue, qui détermine à la fois la forme et le contenu de la poésie québécoise, est le thème nationaliste le plus important. Considéré comme du Joual ou comme un dialecte « légitime » du français, le français québécois est pendant longtemps une source d'humiliation. Par la confession, la dissection et l'étalage de cette humiliation, la langue est peu à peu considérée comme une richesse nationale. Pour les poètes, le parler québécois devient un mode d'expression vivant ainsi qu'un symbole de la nation et de l'essence même de l'entreprise poétique. Ainsi, Fernand Dumont publie un recueil de poèmes intitulé Peuple sans parole (Liberté, 1965), et Yves Préfontaine fait paraître Pays sans parole (1967). La langue domine les poèmes du futur ministre des Affaires culturelles du gouvernement du parti québécois, Gérald Godin (Les Cantouques, 1966). Le plus célèbre reste Speak White de Michèle Lalonde (1974), poème ironique et amer récité pour la première fois en 1968.

Vers la fin des années 60, la phase nationaliste et populiste de la poésie québécoise tire à sa fin. Lalonde la pousse toutefois à l'extrême dans Défense et illustration de la langue québécoise (1979). Des poètes comme Luc Racine (Les dormeurs, 1966) et Raoul Duguay (Ruts, 1966) commencent à réclamer une attention plus grande à l'acte d'écriture plutôt qu'au message. Comme si, après plus d'une décennie d'activisme pour une cause commune, la poésie québécoise avait prouvé sa valeur. Elle peut désormais se tourner vers elle-même et s'adapter à des intérêts personnels, qu'ils soient terre à terre ou métaphysiques.

ROD WILLMOT

Poésie de langue française, 1970-1980

Cette décennie est marquée par l'éclatement de l'unité idéologique, nationale et humaniste qui animait la poésie des années 60. Il n'y a pourtant pas rupture totale avec la tradition. Toutefois, ce n'est pas le courant de la « poésie du pays », représenté par Gaston Miron, L'homme rapaillé (1970), que les jeunes poètes adoptent, c'est plutôt celui du surréalisme et de sa version québécoise : l'automatisme. Les oeuvres de Paul-Marie Lapointe, Claude Gauvreau, Roland Giguère et Gilles Hénault, tous nés entre 1920 et 1930, et affiliés au surréalisme, sont rééditées et diffusées. La nouvelle poésie ne constitue pas un simple prolongement de cette tendance, mais elle reflète davantage une mentalité. Elle caractérise la mise au ban de toutes les institutions sociales et culturelles, ainsi que des valeurs qui s'y rattachent, et critique en même temps, l'unité du sens inhérente à « la belle poésie ».

L'avant-garde trouve sa plus cohérente expression autour du groupe Les Herbes Rouges. Véhicule de l'avant-garde française plus que de la contre-culture américaine qui s'exprime par les poètes Denis Vanier et Lucien Francoeur, le journal Les Herbes rouges est en réalité un maison d'édition qui a publié une centaine de brochures en 10 ans. L'influence de Nicole Brossard y est prépondérante. Deux de ses recueils, Suite logique et Le Centre blanc (1970), donnent le ton à la décennie : désarticulation syntaxique, recours à l'irrationnel (le désir, le corps, la perte du sens, la folie) mais sur un mode réflexif et critique. Roger Des Roches et André Roy suivent la tendance des Herbes Rouges, tandis que François Charron tend à s'en éloigner, par la parodie et un retour au lyrisme.

D'une manière générale, la poésie de cette décennie se refuse au lyrisme d'inspiration tellurique et cosmique qui dominait auparavant, sinon sous la forme de l'utopie mystico-cosmique dessinée par Paul Chamberland dans Demain les dieux naîtront (1974). Ailleurs, la vie privée et le monde urbain dominent. Cette poésie du quotidien s'exprime dans l'oeuvre de Michel Beaulieu qui emploie, dans Variables (1973) et dans Anecdotes (1977), un langage analytique épousant la dérive du sujet moderne dans son corps, ses désirs et sa mémoire. La vie privée devient le lieu d'une expérience métaphysique (épreuve, purification) chez Juan Garcia et Alexis Lefrançois, l'individualisme est une forme de dénonciation de la société moderne chez Gilbert Langevin avec Mon refuge est un volcan (1978), une oeuvre au langage lapidaire et corrosif. À l'inverse, Michel Garneau et Pierre Morency affirment l'énergie « torrentielle » et « amoureuse » du sujet humain. Enfin, deux poètes de la génération de l'Hexagone, Jacques Brault dans L'endessous l'admirable et Poèmes des quatre côtés (1975), et Fernand Ouellette dans Ici, ailleurs, la lumière (1977), poursuivent un itinéraire intérieur et réagissent contre les aspects les plus superficiels de la modernité.

Pourtant, le fait poétique majeur de la seconde partie de la décennie est lié au modernisme des Herbes Rouges. Nourri par la réflexion de Nicole Brossard sur l'imaginaire, ce nouveau courant met au premier plan les préoccupations féministes. Pour les femmes et tous les autres (1974) de Madeleine Gagnon, La partie pour le tout (1975) de Nicole Brossard et Bloody Mary (1977) de France Théorêt constituent les premiers exemples d'une « écriture féministe » qui remet en cause la symbolique patriarcale et développe un genre consacré à l'histoire et à l'expérience des femmes. Cette orientation semble amener une évolution de la poésie vers des formes moins éclatées et vers une fusion avec d'autres formes littéraires, notamment le récit et l'essai, comme en témoignent les oeuvres de Yolande Villemaire et de Suzanne Jacob.

À la fin de la décennie, on parle d'un « nouvel imaginaire » et d'une « nouvelle lisibilité » incarnés dans Les Passions du samedi (1979) d'André Roy, par le néo-lyrisme de François Charron, la transparence de Philippe Haeck et, à un autre niveau, celle de Marie Uguay. Le succès retentissant de Estuaire, une revue publiée à partir de 1976, les maisons d'édition comme les Éditions du Noroît, les Écrits des Forges du poète Gatien Lapointe et la production d'ouvrages aux Éditions de l'Hexagone, attestent de la continuité et de la diversité de la poésie québécoise au début des années 80. Deux oeuvres remarquables sont à souligner : La Vie n'a pas de sens (1985) de François Charron et Catégoriques (1986) de Normand de Bellefeuille.

Poésie de langue française, 1980

En même temps que s'estompent les idéologies qui dominent la poésie des années 70, notamment le formalisme déconstructeur, le marxisme et même le féminisme (dans la mesure où celui-ci exprime sous des formes moins militantes), la poésie des années 80 peut se lire comme une vaste entreprise de questionnement sur le réel, sur son non-sens et sa fragmentation. D'où le retour de certains thèmes philosophiques (la mort, le temps, la communauté, le religieux) et d'un lyrisme euphorique ou angoissé, suscitant des débats autour de la notion de « modernité », définie jusque-là en termes rationalistes et critiques.

Jamais la poésie québécoise n'aura été aussi explicitement savante, abondante et éclectique : les références littéraires et culturelles prolifèrent, de même que le mélange des genres et des styles, comme en témoigne le travail de La Nouvelle Barre du jour, une des principales revues poétiques des années 80. Tandis que Nicole Brossard avec Amants et France Théoret dans Nécessairement putain (1980) poussent l'écriture au féminin du côté du lyrisme utopique ou d'une narration sensible aux paradoxes de l'existence, d'autres poètes comme Claude Beausoleil (Une certaine fin de siècle, 1983) cherchent à transfigurer « l'hyperréalité contemporaine » en en faisant un lieu mythique où la magie urbaine multiplie les possibilités de sensations et de trajectoires. À l'inverse, Michel Beaulieu exprime dans ses deux recueils les plus achevés, Visages (1981) et Kaléidoscope (1985), une angoisse profonde et un sens aigu et ironique du caractère discontinu, désoeuvré de la vie moderne. Souvent agressive et subversive durant les années 70, la poésie québécoise se fait désormais plus sensuelle et musicale, notamment chez Philippe Haeck (La Parole verte, 1981), et dans les oeuvres d'André Roy et de Madeleine Gagnon.

François Charron et Normand de Bellefeuille, enfin, poursuivent deux des itinéraires les plus représentatifs de la décennie : le premier, par son lyrisme qui s'élabore comme une expérience limite face à la perte du sens et de tout territoire, en particulier dans La Vie n'a pas de sens (1985) ; le second qui, avec Catégoriques (1986), construit une riche orchestration poétique qui exprime une quête de la légèreté de l'être.

Tout compte fait, même si elle ne parvient guère à élargir son public et que, sauf exceptions, la plus jeune génération tarde à s'imposer, la poésie québécoise des années 80 paraît s'être remise d'un certain excès de formalisme et d'abstraction.

PIERRE NEPVEU

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