Programmes de formation générale | l'Encyclopédie Canadienne

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Programmes de formation générale

 Les théories actuelles concernant la formation générale comportent des notions opposées quant à l'individualité et la pertinence institutionnelle. Selon Robert E.
Université Simon Fraser
À Burnaby, en Colombie-Britannique. Le carré universitaire, conçu par Arthur Erickson (Corel Professional Photos).
Northrop Frye
L'énorme influence de Frye venait du fait qu'il pensait que la critique littéraire est une discipline symboliquement coordonnée qui dessine les grandes lignes de l'imagination propre de l'homme (photo de Andrew Danson).

Programmes de formation générale

Les objectifs de la formation générale sont différents de ceux de la formation technique et professionnelle. Ils sont souvent considérés comme préprofessionnels, puisque bien que vus comme fondamentaux pour la citoyenneté, ils abordent la personne toute entière dans la reconnaissance que notre identité morale et spirituelle se développe mieux grâce à la participation dans une société qui renouvelle continuellement les droits et les responsabilités de ses membres. La formation générale évolue dans un contexte où une meilleure compréhension des cultures mondiales modifie inévitablement les traditions de vérités universelles. Cela amène des théoriciens de l'éducation, tels que Martha C. Nussbaum (1997), à faire valoir que les établissements d'enseignement devraient encourager les professeurs et les étudiants à se voir en tant que citoyens du monde plutôt que d'un pays ou de l'autre. Les modèles classiques d'Athènes et de Rome ont longtemps été révérés comme les fondements de la culture humaniste puisque dans ces cités, les hommes respectaient les lois de façon désintéressée en raison de leur cosmologie transcendante. Le respect de Socrate pour les lois mêmes qui lui ont enlevé la vie est l'exemple ultime de cette ontologie. Mais, étant donné que les vertus impériales d'Athènes et de Rome étaient délimitées par des exclusions légales, ethniques et de genre, ainsi que par l'esclavage, les théories actuelles concernant un curriculum de base pour les futurs citoyens des démocraties remplacent les certitudes du passé classique en validant une dialectique qui exige que les professeurs et les étudiants des sciences humaines fassent face à la nécessité de l'incertitude et de la probabilité épistémologiques.

Les théories actuelles concernant la formation générale comportent des notions opposées quant à l'individualité et la pertinence institutionnelle. Selon Robert E. Proctor (1998), tandis que ses citoyens s'identifiaient à l'empire romain libérés d'un sens de soi personnel, la redécouverte de l'humanisme par Plutarque au cours de la Renaissance italienne est venue superposer aux textes classiques, et en particulier ceux de Cicéron, une individualité centrée sur elle-même. Pourtant, Proctor juge toujours approprié de formuler un programme d'études classiques excluant la tradition judéo-chrétienne, la raison du siècle des Lumières et la psychologie de Freud, qui accorde davantage de pouvoir à l'inconscient qu'à l'esprit conscient. Mark Kingwell (2000), qui s'oppose à la consommation acquisitive et au narcissisme culturel autant que Proctor, même s'il considère « les conditions pluralistes de la modernité tardive » comme étant incontournables, défend, contrairement à Proctor, le rêve utopique de promouvoir des valeurs universelles face aux multiples subjectivités. Ces différences pédagogiques sur les communautés d'apprentissage sont présentes dans l'enseignement de la formation générale en Amérique du Nord depuis le XIXe siècle. Une question reste fondamentale: les collèges résidentiels sont-ils nécessaires à la formation générale? Bien que l'Université Ivy League logeait d'abord les professeurs et les étudiants ensemble à cause de dissensions théologiques, moins d'un p. cent des étudiants américains résident maintenant au collège. Défiés par la technologie et l'apprentissage à distance, les arts libéraux sont également rendus moins disponibles par la richesse et le prestige qui différencient les universités privées et publiques. La concurrence entre les universités d'élite pour les professeurs et les étudiants, ainsi que pour le gouvernement, les fondations et les fonds des anciens étudiants, a mené à l'adoption de modèles d'entreprise qui, selon Benjamin Ginsberg (2011), augmentent le pouvoir des conseils d'administration et réduisent la participation des instructeurs dans la planification des programmes et des curriculums. Un autre problème est la professionnalisation des facultés, qui rehausse le prestige de la productivité de recherche plutôt que celle de l'enseignement, une tendance qui creuse le fossé entre les enseignants et les étudiants. Dans les collèges résidentiels, les élèves apprennent des autres qui poursuivent diverses disciplines, mais la faculté professionnalisée des universités de recherche est isolée dans des enclaves structurées par des divisions administratives qui peuvent entraîner une duplication non intégrée de matière pédagogique à travers différents départements. Certains vont même jusqu'à considérer cette duplication comme un signe que l'enseignement universitaire favorise l'ignorance inhérente à la fragmentation. Les instituts de recherche sur les campus encouragent l'apprentissage interdisciplinaire pour le corps professoral, mais ils le font beaucoup moins pour les étudiants de premier cycle.

La hausse du coût des études de premier cycle, où l'on retrouve de grandes classes avec des centaines d'étudiants ayant accès à des instructeurs à temps partiel plutôt qu'à des professeurs chevronnés, amène les citoyens à s'interroger sur la valeur de diplômes qui accablent les jeunes de dettes importantes sans leur assurer un accès à l'emploi professionnel. En 2012, les manifestations étudiantes au Québec ont attiré l'attention internationale à cause des doutes que les gens ont sur la valeur des services universitaires fournis aux étudiants, et sur les questions démocratiques soulevées à cause du corporatisme grandissant sur les campus. Les collèges communautaires ne contribuent pas à améliorer la situation, puisqu'ils délaissent les programmes de formation professionnelle dans l'espoir d'obtenir le statut d'université. Ce désir de prestige nuit à la perception sociale selon laquelle l'obtention d'un diplôme mène à l'emploi. L'histoire de la formation générale révèle que les disciplines traditionnelles, loin d'être opposées aux professions, sont profondément préprofessionnelles, puisque la formation générale amène les étudiants à explorer ce qu'ils veulent faire de leur vie.

L'évolution des arts libéraux à partir des discours de la découverte remonte à des colloques tenus en Grèce entre 450 et 300 avant notre ère et aux universités médiévales d'Europe. L'esprit grec, si on prend en exemple Platon et Aristote, interroge l'ensemble de la vie et considère que toute l'existence vaut la peine d'être analysée. Malgré leurs différences, Platon et Aristote s'opposaient tous deux au matérialisme et au scepticisme aveugles, car ils estimaient que la connaissance réelle de l'univers est possible et que la cognition est un processus spirituel et la plus noble des activités. Le principe de l'immortalité de l'âme de Platon fait appel aux ascètes chrétiens et aux apologistes de sorte que jusqu'à la Renaissance, les érudits européens respectent les idéaux ecclésiastiques et monastiques, et les universités sont constituées davantage en tant que groupes autonomes de maîtres et d'étudiants que par un programme d'études. À la fin du XIIe siècle, le terme « université » implique que les facultés de théologie, de droit et de médecine fonctionnent avec des maîtres professeurs. Les premières universités sont celles de Salerne (spécialisée dans la médecine, puis remplacée par Montpellier), Bologne (spécialisée dans le droit, exigeant une formation préalable en arts et contrôlée par des étudiants étrangers adultes) et Paris (où l'école des arts est une condition préalable à la théologie, au droit et à la médecine). A Paris et, plus tard, à Oxford, bien des étudiants abandonnent leurs études à la fin d'un cours de belles-lettres de six ans (grammaire, logique et rhétorique). Constituée à partir d'une école cathédrale, l'université de Paris s'oppose maintenant aux idéaux monastiques pour assurer la sauvegarde du savoir. Les Écoles cathédrales, situées dans les villes et liée à des éléments vitaux de la vie quotidienne, privilégient l'originalité intellectuelle. Les étudiants veulent moins devenir moines qu'entrer au service du roi ou accéder à la hiérarchie ecclésiastique. Durant le premier quart du XIIIe siècle, l'aristotélisme est enseigné à Paris, l'enseignement de Thomas d'Aquin y renouvelant l'unité de la théologie et de la philosophie et redonnant forme aux notions chrétiennes d'un créateur incarné, personnel. Tout au long du XVIe siècle, les universités sont lentes à changer les programmes, la base du recrutement des étudiants demeurant l'Église, le droit et la médecine. Pourtant, comme une minorité désire étudier à l'étranger et qu'on autorise les chercheurs invités à enseigner pour des diplômes en tirant leur subsistance des paiements que les étudiants leur versent directement, l'enseignement adopte de nouvelles méthodes d'apprentissage. Pendant la Réforme, les études à l'étranger habituent les étudiants à fréquenter des pairs et des mentors d'autres pays.

Programmes de formation générale au Canada

Les programmes de formation générale au Canada ne sont basés sur aucun modèle précis. Au cours du XIXe siècle, ce sont les mouvements théologiques et philosophiques britanniques qui fondent les universités : l'anglicanisme, le catholicisme, le méthodisme, le presbytérianisme et les Lumières écossaises influencent la formation cléricale et l'enseignement laïc. Ce sectarisme s'atténue toutefois après la Confédération. Au début du XXe siècle, les universités adoptent le modèle des universités d'État américaines, fondé sur le principe utilitaire et se consacrant, à la manière allemande, à la recherche appliquée spécialisée. En dépit des traces que les affrontements entre les valeurs religieuses et laïques laissent, le système postsecondaire dans les années 1960 et 1970 met plus d'emphase sur les sciences appliquées et les brevets commerciaux et commence ainsi à dévaluer les sciences humaines qui n'ont pas emprunté de paradigmes aux sciences sociales. Par conséquent, les programmes de formation générale subsistent principalement dans de petits collèges privés des États-Unis. Au Canada, où les collèges ont obtenu des chartes universitaires, la plupart des campus de recherche, loin de respecter les collèges et la collégialité, se présentent davantage comme des « multiversités ».

Les définitions positivistes de la formation générale ne conviennent pas à des fonctions qui, d'un point de vue historique, impliquent des oppositions. Elle est appréciée car elle forme des leaders, mais elle établie aussi des normes de civilité générale; elle est une base pour les professions, mais elle remet en question la gestion courante des affaires quotidiennes; elle s'oppose au surnaturel, mais elle incite la société à faire face aux ultimes questions, transformant les idéologies confessionnelles en perspectives globales; elle informe l'identité nationale, mais elle appelle au respect interculturel. La théorie de la formation apprécie la dialectique entre les moyens et les fins, et celle des systèmes institutionnels et des conceptions personnelles. À moins de comprendre pourquoi Socrate s'oppose à la systématisation de Platon et le Christ ne défend pas la théologie systématique, et de voir en quoi l'humanisme amène Érasme et Swift à célébrer l'ironie et l'incertitude, il est difficile de saisir pourquoi tant de commentateurs estiment aujourd'hui qu'on fait face à une crise dans l'enseignement universitaire.

La formation générale est souvent défendue pour sa valeur intrinsèque basée sur l'humanisme classique et de la Renaissance, mais ce point de vue est discutable. Si cette formation se présente en opposition à la formation professionnelle et technique, elle se voit elle-même au service de la science appliquée. Avant d'étudier sa théorie, tâchons de comprendre ce que les individus soumis à la formation générale sont censés connaître : les règles de l'expression artistique dans un large éventail de supports physiques; les conventions qui gouvernent l'efficacité du discours, de l'écrit et de la pensée; l'histoire du discours institutionnel, littéraire et métaphysique; les principes à la base du développement moral et spirituel des individus et de la société; la structure politique des pays, des nations et des empires; et, enfin, les raisons pour lesquelles l'étude requiert la redécouverte continuelle et la réécriture du passé. Ce savoir est médiatisé par les facultés de beaux-arts, d'humanités et de sciences sociales. La supposée crise de l'université soulève des questions : les universités assurent-elles l'harmonisation des disciplines ou favorisent-elles la fragmentation? Les disciplines ne font-elles pas fleurir la professionnalisation au détriment de la formation générale?

Selon des enquêtes provocatrices menées par Harry R. Lewis (2007) et Andrew Delbanco (2012), ces questions n'ont pas été abordées par les présidents des universités américaines d'élite depuis leurs débuts conflictuels. Il est certain que les tensions non résolues des philosophies institutionnelles et individuelles mettent à rude épreuve les apologies que font de la formation générale John Henry Newman et Matthew Arnold dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle. Dans The Idea of a University (1852-1858), les idées patristiques de la connaissance comme une fin en soi poussent Newman à s'opposer à l'utilitarisme : le désir de connaître Dieu et de transcender le soi constitue le caractère unique de l'homme. De ce point de vue, le savoir général est nécessaire et suffisant. Il n'a pas besoin d'autres téléologies pour justifier la contemplation spirituelle. Bien qu'il soit au courant de l'engagement des universités médiévales dans l'Église et l'État, Newman conçoit l'institution comme un lieu de connaissance universelle échappant aux modèles séculiers et ecclésiastiques. En tant que communauté de savants, son université est libre et pourtant responsable. Il s'agit d'un royaume de la recherche et de la découverte qui institutionnalise l'idéal socratique de façon à ce que les professeurs et les étudiants poursuivent une même quête. Dans un environnement où les étudiants enseignent aussi à leurs pairs, on forme l'intellect pour qu'il se voit lui-même comme son meilleur objet et comme le sommet de la culture. Une telle culture générale cependant n'annonce en rien le caractère affairiste et la professionnalisation des universités modernes. Mettant l'accent sur le savoir universel qui est intellectuel et non moral et insistant sur la propagation plutôt que sur l'avancement du savoir, Newman véhicule des antagonismes invraisemblables et indéfendables. Il ne tient pas compte des théories de la recherche appliquée mises au point dans les universités allemandes après 1800 et il marginalise l'histoire de l'institution qui montre que les universités médiévales donnaient la priorité à la médecine, au droit et à la théologie et considéraient les arts et les sciences comme des fondements préprofessionnels.

Arnold admire Newman et ses idées sur la formation humaniste. Longtemps inspecteur d'école, Arnold réclame un système étatique d'éducation secondaire basé sur une philosophie s'opposant à la complaisance et au philistinisme qu'il lie à l'industrialisation et à la dissidence religieuse. Dans Culture and Anarchy (trad. Culture et Anarchie, 1868), il lie la critique littéraire et la sociologie en s'appuyant sur la contestation visionnaire du sens commun proclamée par William Blake et sur le gradualisme politique d'Edmund Burke. La théorie de la connaissance d'Arnold préconise une conception organique de la vie qui place la conduite, l'incertitude et la probabilité au-dessus du positivisme scientifique et de l'inclination religieuse à tout prendre au pied de la lettre. Son ouvrage Literature and Dogma (trad. Littérature et Dogme, 1873) s'apparente aux questions de formation générale, dans la mesure où il remplace l'herméneutique de la théologie médiévale par l'autorité de la poésie de la Bible. Cependant, cette position amène à se demander jusqu'à quel point sa théorie éducative a été façonnée par le dogme même auquel elle s'oppose.

Les allusions à The Analogy of Religion (trad. L'Analogie de la religion) de Joseph Butler (un texte essentiel pour l'enseignement de la philosophie morale à l'université dans le siècle qui a suivi 1740) dans Literature and Dogma (trad. Littérature et Dogme) confirme sa vision idéaliste de la théologie naturelle. Selon Arnold, le « non soi » dans la nature fait naître une conscience sublime. Le langage de l'Ancien Testament est « abandonné » à ce vaste objet de conscience, créé pour la grande préoccupation de la vie qu'est la conduite humaine. Le langage biblique est poétique, non scientifique, parce que ses auteurs se placent sur le terrain de l'expérimentation et de la poésie, différent de la métaphysique. Ils ne prétendent pas comprendre les objets de la conscience religieuse. Suivant Sophocle ou Isaïe, la religion révélée est l'expression de la puissante nécessité de la vertu. La religion révélée est moins une affaire de vision miraculeuse que de compréhension de la façon dont les humains utilisent les mots. La connaissance des belles-lettres, ce qui a été pensé et dit de mieux dans le monde, implique une appréciation des impératifs moraux vécus et de la nature divine. On ne connaît pas Dieu par déduction logique, mais par une règle de conduite, qui n'est pas le fait de l'homme, qui est innée aux humains. Les règles divines sont un passage obligé auquel ceux-ci ne peuvent pas échapper. Une façon de croire au Christ est de s'enseigner soi-même la faillibilité des auteurs bibliques. Plus on les voit victimes de leurs propres illusions, plus le Christ devient transparent. Arnold presse ses lecteurs de voir dans leurs récits et la profondeur de leur méprise un signe de la supériorité du Christ. Sortir le Christ des récits de ses narrateurs faillibles constitue la grande tâche de la critique. De la même façon, on doit voir la divinité orthodoxe comme une erreur littéraire. La nullité de la théologie dogmatique est perceptible dans les erreurs de la compréhension patristique de la vertu. Arnold rejette la prétention de Newman voulant que le dogme catholique soit vrai parce qu'il corrige les absurdités les plus graves. L'Église de Jésus est une institution anti-ecclésiastique. Elle s'oppose à l'esthétisme religieux traditionnel et aux confessions réformées, tout en consacrant l'individualisme absolu.

Les questions critiques et textuelles suscitées par Arnold sont difficiles parce qu'elles grugent son argumentation. Sur quelle base maintient-il l'équilibre entre les valeurs individuelles et institutionnelles? Comment précisément articule-t-il le système éducationnel et prescrit-il une conduite vertueuse? Il ne démontre pas comment la poésie biblique s'oppose à ses créateurs ni comment les lecteurs peuvent accéder au sublime tout en discréditant la médiation poétique. (Il faudra attendre le postmodernisme pour ce faire.)

Théorie des « art libéraux » (formation générale)

George Grant et Northrop Frye font avancer la théorie de la formation générale, en réaction à Arnold. Dans son essai, « The University Curriculum » faisant partie de Technology and Empire (1969), Grant affirme que depuis que le positivisme domine la vie au point que les institutions ne peuvent pas s'évaluer elles-mêmes avec idéalisme, le libéralisme d'Arnold est non pertinent parce qu'il a été coopté par le capitalisme et les universités forment simplement ceux qui dirigent la société, dévaluant ainsi le processus et les problèmes de l'apprentissage. Le pouvoir déplace l'émerveillement dans le domaine de la science, et les universités proclament leur utilité en soutenant le dogme des sociétés d'État et privées. Selon Grant, le libéralisme s'est transformé en propagande de la technologie soutenue par les multiversités. En accord avec Arnold selon qui l'éducation dans l'antiquité cherchait, par l'entremise de la réflexion libre, l'essence de la vie collective, Grant admet aussi que cette éducation privilégiée s'est butée aux tensions entre les approches humaines et non humaines. Il soutient cependant que le débat nécessaire à propos de la téléologie a été subordonné à la méthode statistique et empirique. Il reproche amèrement aux professeurs des sciences humaines d'avoir vicié leurs disciplines par la professionnalisation et le scepticisme importés d'Europe. Il méprise l'historicisme moderne pour ne pas remettre en question la confiance excessive dans le progrès, et condamne le fait que l'analyse et la classification dans les humanités ne fassent pas place à l'évaluation, ce qu'il relie à Frye.

Selon Grant, les professeurs des sciences humaines ne sont pas utiles à la société lorsqu'ils affirment que le libéralisme est suffisant et en promouvant un retour au passé. S'appuyant sur une expertise inattaquable et opaque, ils n'ont plus la capacité d'aborder les significations à la fois immédiates et ultimes. Affirmant que le libéralisme reconnaît une fausse légitimité à la société technologique en soumettant les idées générales sur l'excellence humaine au dogme de ceux qui dominent la société, Grant prévoit que les humanités se retrouveront en dessous des arts d'interprétation. Les humanités se sont ralliées au point de vue selon lequel il ne peut pas y avoir de critique sérieuse de l'université ou de la société qu'elles devraient servir.

Au contraire, Les points de vue de Frye sur la formation générale et sur la pensée d'Arnold, tels qu'il les exprime dans ses essais sur la culture canadienne dans Divisions on a Ground (1982), sont optimistes. Frye supporte des positions idéalistes : les visions culturelles vont rendre la société libre et égalitaire grâce à l'université, dont le but est de créer un contre-environnement. Détachés de la vie, les vrais intellectuels ne s'en retirent cependant pas, de telle sorte qu'ils peuvent proposer la société sans classe comme l'objectif ultime de la culture. Frye concède que le haut savoir devient inintelligible pour un nombre grandissant de personnes qui le considèrent comme mystérieux élitiste. Ce que les programmes de formation générale peuvent faire de façon militante est de donner aux étudiants accès à une voix leur permettant de combattre l'ignorance confuse de la vie moderne. Comme Arnold, Frye souligne la réciprocité du mot et de l'idée lorsqu'il insiste pour qu'on enseigne l'instrumentalité du langage aux étudiants. La mission de l'université, prétend-il, est de favoriser les conditions sociales qui permettent d'apprécier la littérature. Ce faisant, il défend un phénomène qui ne peut pas être considéré comme un progrès et qui requiert du temps libre (la racine sémantique de haut savoir). Malgré son but social, Frye défend la formation générale dans des termes qui renvoient à Blake : le temps libre est moins une conduite qu'une liberté consciente d'évaluer la conduite en fonction de buts personnels. La liberté est moins le privilège de ne pas avoir à travailler que le choix de travailler suivant une conception rationnelle de soi et de la société. Méprisant l'idéologie de classe moyenne de Newman et d'Arnold, Frye ne limite pas l'éducation à une préparation au travail. L'éducation se heurte à la vie réelle. Elle n'adapte pas les étudiants aux illusions sociales et à la banalité mondaine. Frye se rapproche de la critique de Grant en prétendant que le corps enseignant aurait adopté des normes propres aux classes privilégiées, en raison de sa professionnalisation. Il rejette l'illusion de l'autonomie professionnelle qui conduit le corps professoral à considérer l'enseignement de haut niveau comme préférable à l'instruction de base : les professeurs tournés vers la recherche voient l'enseignement comme un fardeau, trahissant ainsi la dialectique de la participation et du détachement essentiels pour encourager la société à se critiquer continuellement et à se libérer de ses illusions.

Si on en croit les travaux de Grant et de Frye, la crise présumée de la formation générale existe depuis au moins quatre décennies. Si le multiculturalisme et les changements apportés à la politique publique par la dette et les déficits défient de plus en plus la fonction des universités, la critique culturelle qui sonde les manières dont les élites nuisent au discours public et au bien commun est plus pertinente depuis que Christopher Lasch a publié The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (1995) qui affirme que les classes dirigeantes ne sont plus liées par la philanthropie à la communauté et pour la postérité. En termes plus généraux, il affirme que les élites utilisent des euphémismes qui flattent les minorités sociales tout en dévaluant l'argumentation intellectuelle et l'imagination morale. Le contexte dans lequel les élites exploitent les slogans politiques rend les positions de gauche et de droite redondantes. Lasch considère que les positions de gauche et de droite incarnent le scepticisme et le nihilisme. Les théoriciens de l'éducation qui ignorent le pragmatisme comme objet d'étude historique et philosophique manifestent une drôle de religiosité : pour eux, la diversité est un slogan dissimulant les minorités derrière des croyances sourdes à la critique rationnelle.

Dédaignant la construction sociale de la réalité, tout comme Samuel Johnson, Lasch alerte les intellectuels sur leur éloignement de la vie matérielle. Leur prétention à créer des mondes alternatifs constitue un éloignement des positions rétrogrades ou peu éclairées. Les batailles autour des canons abandonnent la démocratisation de la société par l'entremise de la culture littéraire. Le carriérisme sous-tend les postures intellectuelles comportant une indétermination linguistique et l'individualité problématique dans la théorie littéraire. La vanité amène les universitaires à penser que la titularisation est sans rapport avec ce qu'ils ont écrit pour le bien public. Lasch dénonce également la condescendance de l'université envers les minorités. Au nom du pluralisme, les étudiants sont privés d'expériences se situant au-delà de leurs horizons, les doubles standards en éducation les dépossédant de la culture générale. Pour Lasch, cet enseignement d'ignorance est lié à l'absence d'une véritable confiance en la réciprocité substantielle des mondes intérieur et public. La gauche et la droite s'engagent dans des querelles qui tiennent pour acquis que le radicalisme universitaire est subversif, mais les universitaires radicaux ne s'attaquent pas à la mainmise de l'entreprise sur les universités. Au contraire, cette mainmise nuit aux universités en transférant les ressources consacrées aux humanités à la recherche militaire et technologique, en réduisant les sciences sociales à des mesures quantitatives, en remplaçant le langage ordinaire par un jargon de bureaucrates et en formant des administrations qui nivellent l'éducation par le bas. Finalement, conteste l'intégration de l'université dans l'ordre de l'entreprise et réprimande la classe instruite parce qu'elle ne s'attaque pas aux droits acquis.

La position de John Ralston Saul dans The Unconscious Civilization (1995) ressemble grandement à celle de Lasch. Il accuse les classes de gestionnaires de corrompre l'éducation universitaire et d'encourager l'anti-intellectualisme. Leur idéologie décontenance les individus qui doutent et pensent. On préfère plutôt les consommateurs passifs. Saul blâme les universités qui dégradent la citoyenneté: il n'y a pas de possibilité de doute socratique dans un système sous l'emprise des notions de propriété intellectuelle. La société soumise à l'entreprise qui met l'accent sur le marketing du savoir et lie la réforme de l'enseignement à l'emploi rend l'université aveugle aux illusions de l'esprit pratique et la limite à la redondance de gestion. Ainsi chroniquement affaiblie, l'université réduit la tradition humaniste à la scolastique médiévale la plus étroite. Loin d'encourager les élites à s'élever au-dessus de l'intérêt personnel, les universités cèdent à l'esprit d'entreprise et aggravent la crise de la communication. Plutôt que d'établir les fondements humanistes de la culture, les universités suivent les tendances du marché.

Saul suggère que le public a raison de reprocher aux universités d'ignorer la formation générale et de concurrencer les instituts de technologie. Les universités sont-elles victimes de l'idéologie de la compétition du monde des affaires? La formation générale est-elle une illusion? Peter Emberley dans Zero Tolerance: Hot Button Politics in Canada's Universities adresse ces questions d'un ton querelleur. Surpris par l'intolérance à l'égard des autorités privilégiées des universités, il se plaint que leur recherche des « richesses fugaces » de la compréhension et de la vérité ne soit pas largement estimée. Comme Frye, il considère que l'université sert la société en lui offrant un idéal plus élevé et en la dotant d'un sens moral et de grâce. Ses métaphores sont cependant usées et confuses : l'université serait un « havre de paix » où on étudie la liberté, Dieu et la mort ou encore, il s'agirait d'une « oasis » de sérénité et de mystère, d'un « navire » sur un océan sans bornes, d'une « odyssée » de l'âme et d'une « demeure gothique » remplie de « chambres secrètes et d'escaliers cachés ».

En présentant l'université comme une source exclusive de valeurs morales et esthétiques, il sécularise des termes religieux. En assimilant la formation générale à l'université, il ne se soucie pas de ce que celle-ci est une institution professionnelle et politique. Il ne fait pas le lien entre sa prétention selon laquelle l'incertitude et le doute caractérisent la culture universitaire, et son hypothèse voulant que l'éducation véritable soit un savoir d'expert qui trouve son sens uniquement dans cette culture. Il fait fit de l'histoire lorsqu'il maintient que l'éducation est faussée si les étudiants se voient comme acheteurs des services de leurs enseignants. Son utopisme à propos de l'université grandit lorsqu'il dit qu'elle seule sème un doute salutaire dans une culture aveuglément arrimée à une seule voie de développement humain et que la titularisation représente la reconnaissance par la société, que le privilège caractérise le savoir. Ses allégations selon lesquelles la crise dans les universités est due aux administrateurs et aux professeurs qui ont grandi dans les années soixante sont provocantes et ont été utilisées par de plus récents commentateurs tels que Lewis et Ginsberg. Mais le mépris d'Emberley pour le postmodernisme et sa réticence à repenser les relations entre les besoins des élèves et de la société affaiblissent sa suggestion selon laquelle les universités ont surtout besoin d'une solide campagne de relations publiques.

L'apologie d'Emberley pour la culture générale montre que la théorie de l'éducation est de plus en plus contestée, car les litiges entre la droite corporative et la gauche culturelle érodent l'idée de l'université, la droite insistant sur la formation professionnelle que la gauche dénigre comme eurocentrique et capitaliste. Malheureusement, les programmes de premier cycle adoptent de plus en plus les modèles de l''entreprise. Comme Grant l'avait prédit, même les programmes d'art dramatique, de musique et d'arts valorisent davantage les compétences que la formation générale. Il en va de même pour les programmes de criminologie et d'économie dans les sciences sociales, et les programmes de théorie littéraire dans les sciences humaines. Les administrations banalisent le programme de base et ne se soucient pas de maintenir une tension créative entre l'enseignement et la recherche, qui ne sont pas également récompensés et ne sont pas non plus considérés sur le même pied comme critère d'embauche. L'expertise importe davantage que le service à la communauté, tout comme la renommée importe davantage que la collégialité. Le nombre d'élèves par enseignant est sacrifié en raison de compressions budgétaires, et tandis que le nombre de cours spécialisés augmente, ceux-ci sont offerts en rotation et sont disponibles moins fréquemment, ce qui rend difficile l'obtention d'un diplôme en quatre ans. Comme les fonds publics diminuent, les campagnes de financement deviennent de plus en plus importantes, mais celles-ci affaiblissent davantage les programmes puisque les cadeaux des entreprises encouragent l'apprentissage qui peut être commercialisé. Le service à la communauté et aux étudiants moyens, qui ont le plus grand besoin de formation générale, est diminué par la propagande de l'excellence qui domine les collectes de fonds. Le fait que des analogies au cinéma et aux sport analogies figurent dans la rhétorique liée au recrutement des professeurs est révélateur. On pourrait s'attendre à ce que les agents des relations publiques élaborent un modèle de professeur plus adapté que celui de « vedette ». Les interrogations suivantes soulèvent des questions d'ordre pédagogique et éthique qui exigent un débat public: l'université devrait-elle utiliser des ressources publiques pour créer des entreprises privées qui vendent des marchandises aux contribuables ayant financé leurs inventions? Les offices de la propriété intellectuelle qui brevètent les sciences appliquées servent-ils le bien-être du campus? Compte-tenu du fait que le concept de citoyenneté canadienne est changeant, les universités révisent-elles constamment leur engagement officiel face à la formation générale. Enfin, renouvellent-elles leurs structures administratives afin que la flexibilité pédagogique puise de l'énergie intellectuelle des oppositions inhérentes au pluralisme culturel?

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