Trouver sa place, épisode 4 : Hogan's Alley | l'Encyclopédie Canadienne

Article

Trouver sa place, épisode 4 : Hogan's Alley

Écoutez Trouver sa place, un balado en cinq parties de Historica Canada.

À la fin des années 1960, le quartier Hogan’s Alley était le seul quartier de Vancouver ayant une population majoritairement noire, principalement en raison de la discrimination en matière de logement qui était répandue dans la ville.

Dans cet épisode, Randy et Bertha Clarke partagent leurs souvenirs d’une communauté très unie qui a été réduite en poussières à cause de la planification urbaine, et ils expliquent la manière dont les communautés noires luttent toujours pour ne pas être oubliées.

Narratrice: AVERTISSEMENT: cet épisode contient des références à des exemples spécifiques de racisme et de violence contre les Noirs.

Randy Clark: J’ai un annuaire d’église. C’est presque comme l'annuaire téléphonique que mes grands-parents, que mon grand-père m’a donné il y des années et des années. Et c’est un annuaire de tous les membres, tous les membres de l’église, leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. 

N: Je vous présente Randy Clark. Il a grandi dans le quartier Hogan’s Alley, à Vancouver, un quartier qui est essentiellement constitué d'une allée entre les rues Union et Prior, et entre la rue Main et l’avenue Jackson.    

RC: Alors avec mon annuaire en main, je peux me promener dans les rues et dire que la famille Brown habitait à cet endroit. C’est là où ils habitaient, les Risbys. La maison n’y est peut-être plus…

N: Mais…

RC: C’est l’adresse où ils habitaient lorsqu’ils vivaient dans ce quartier.

N: Au fil des années, Hogan’s Alley est devenu le seul quartier de Vancouver ayant une population concentré noire, principalement en raison de la discrimination en matière de logement qui était omniprésente dans la ville. L'église dont parle Randy était appelée Fountain Chapel Church. Comme vous pouvez le constater selon sa description, c’était le cœur social et spirituel de Hogan’s Alley. Elle se trouve toujours au coin de l’avenue Jackson et de la rue Prior aujourd’hui, mais ce n’est plus une église appartenant à la communauté, c’est une résidence privée.

RC: Lorsque les gens vivaient dans cette communauté, particulièrement les Noirs, ils se connaissaient tous entre eux  parce qu’il y avait toujours des activités organisées par l’église, la congrégation organisait des pique-niques et des choses du genre, des activités sociales…

N: Mis à part l’église et quelques points de repère ici et là, Hogan’s Alley n’existe plus. Il n’y a plus de quartier noir à proprement parler. À partir de 1967, le quartier a été ciblé par la ville, qualifié de quartier insalubre, et il a été détruit au bulldozer, morceau par morceau, pour faire place à une autoroute qui n’a jamais été terminée.  

RC: Alors, la communauté s’est dispersée, avec le temps, les gens ont perdu contact les uns avec les autres. Je crois qu’en tant que personne noire, en grandissant, ça a été pour moi une grosse perte de ne pas faire partie de cette communauté.

N: Voici l’histoire d’une mort par urbanisme, et l’expérience des communautés noires historiques qui luttent encore et toujours pour que leur mémoire ne disparaisse jamais.

Voici Trouver sa place : une histoire du multiculturalisme au Canada.

Bertha Clark: J’ai un lien de parenté avec les Gwynnes, les Starks et les Alexanders et les Wims qui sont venus en Colombie-Britannique lorsqu’ils ont été invités par Sir James Douglas en 1858.

N: Voici la jeune soeur de Randy, Bertha.

BC: Alias Adelene da soul poet.

N: Les ancêtres des Clarks ont quitté San Francisco et sont arrivés en Colombie-Britannique en 1858, parmi certains des premiers pionniers noirs de la région.

BC: Certains d’entre eux se sont installés à Salt Spring, et d’autres à Victoria, et ils sont toujours là aujourd’hui.

N: Le James Douglas que Bertha a mentionné était le gouverneur de ce qui est maintenant la Colombie-Britannique. À l’époque, la Colombie-Britannique était une colonie britannique, et c’était le travail de James Douglas de maintenir les choses ainsi. Pour éviter que les États-Unis ne prennent le pouvoir de la colonie, James Douglas a dû en faire augmenter la population – et vitement. Il a donc invité les communautés noires à venir s’installer sur l’île de Vancouver.

BC: Les gens de la Colombie-Britannique avaient besoin que des Noirs viennent et les aident avec ce qui s’y passait, mais les Noirs sont partis à cause de l’esclavage, vous comprenez, et de ce qui se passait dans le sud.

N: Le 25 avril 1858, 35 immigrants noirs de San Francisco, connus sous le nom de «comité des pionnier», se sont dirigés vers Victoria en bateau à vapeur. Il est très probable que certains des ancêtres de Bertha et de Randy se soient trouvés sur ce bateau à vapeur.

BC: Ils formaient une partie importante de la communauté, je veux dire, ils sont venus ici et ils ont commencé à faire toutes sortes de choses.   

N: Il est possible que le mot « pionnier » vous fait penser que les ancêtres de Bertha étaient parmi les premiers noirs à venir s’installer au Canada, mais en fait, ce n’est pas exactement le cas. Les Noirs ont vécu dans ce qui est maintenant reconnu comme le Canada depuis la colonisation. En fait, le tout premier Noir enregistré au Canada était un homme du nom de Mathieu da Costa, un interprète au début des années 1600.

Mais ils ne sont pas tous venus de leur propre gré.

Des milliers de Noirs de descendance africaine ont été réduits en esclavage ici durant plus de 200 ans, dans les années 1600 aux années 1800. Bien qu’il soit vrai que plus de 30 000 d’entre eux sont arrivés des États-Unis grâce au chemin de fer clandestin en quête de liberté, et que, plus tard, quelques autres aient été invités à venir s’installer ici, comme dans le cas du comité des pionniers, des milliers ont été amenés ici en tant que propriété. Ces héritages de violence et d’oppression anti-noires ont formé les communautés noires qui se sont établies ici, et qui souvent ont par la suite été déplacées à travers le pays. Durant le 19e et le 20e siècle, de nombreux migrants noirs se sont installés au Canada pour échapper au racisme qui faisait rage au sud de la frontière, incluant la famille de Bertha. 

BC: La famille de ma grand-mère, ils ont acheté leur liberté. Ils ont payé pour leur liberté.

N: Mais ils ont également trouvé ici une grande partie de ce qu’ils tentaient de fuir. Au moins un médecin canadien s’est rendu aux États-Unis pour diffuser de la désinformation pour décourager les colons noirs de venir au Canada. Il disait aux migrants potentiels qu’ils pourraient mourir au Canada en raison des durs hivers. Il a indiqué aux hommes noirs qu’à leur arrivée, leurs femmes et filles seraient fouillées à nu par des hommes, quelque chose qui rappelait horriblement les enchères d’esclaves.

Comme nous l’avons constaté jusqu’à présent dans cette série, les autorités de l’immigration canadienne se sont donné beaucoup de mal pour faire du Canada une nation blanche. En 1911, le premier ministre Wilfrid Laurier a approuvé une interdiction totale de l’immigration des Noirs, bien que cette interdiction n’ait jamais été officiellement adoptée. Cette tentative était semblable à la loi qui empêchait les Chinois, les Japonais et autres immigrants non blancs d’entrer au pays. 

Lorsque des immigrants avaient la permission d’entrer au Canada, plusieurs d’entre eux faisaient face à une dure discrimination en matière de logement, et ils étaient forcés de vivre dans des parties spécifiques de la ville, parties qui sont donc souvent devenues les quartier chinois, les petites Indes, les petites Italies, et dans le cas de la communauté noire de Vancouver, Hogan’s Alley.     

Entre 1858 et 1860, près de 800 Afro-Américains libres sont arrivés de la Californie et ont migré vers l’île de Vancouver. Plus tard, certains se sont déplacés vers d’autres régions de la Colombie-Britannique. Parmi eux se trouvait Vie Moore, la grand-mère de Bertha et de Randy.

BC: Elle est née à Salt Spring, en 1901.

N: Il est ici question de Salt Spring Island, juste à côté de l’île de Vancouver. Vers le milieu des années 1940, Vie et son mari Bob Moore vivaient dans le quartier ouvrier de Strathcona, dans l’est de Vancouver.

BC: Elle a ouvert son propre restaurant, appelé Vie’s Chicken and Steaks (qui veut dire « poulet et steaks chez Vie ») sur la rue Union, juste à côté de la rue principale.  

N: Bertha avait huit ans en 1965 lorsque sa mère, Adelene, a décidé de déménager sa famille, Bertha et ses frères et sœurs, de San Francisco à Hogan’s Alley, pour que la famille soit plus près de leur grand-mère.

À cette époque, le quartier était le seul quartier noir de Vancouver, et ce depuis plus d’un demi-siècle. Mais malgré cela, la jeune Bertha n’a vu que très peu de gens qui lui ressemblaient dans les environs.

BC: Je veux dire, nous étions… nous étions en plein centre des bordures de Chinatown. Alors, je monte la rue, je tourne le coin et je marche la distance d’un pâté de maisons, et je suis rendue dans Chinatown. Et bien… là je peux monter la rue encore et continuer tout droit, et voilà, je suis dans le quartier italien. Il y avait beaucoup de tout, sauf des Noirs.

N: C’est devenu encore plus évident lorsque Bertha a commencé l’école.

BC: C’était mon premier jour d’école à Vancouver, à Hogan’s Alley. Je revenais de l’école, je m’en allais à la maison, et il y avait un groupe d’enfants. Juste un groupe d’enfants. Et je ne les connaissais pas. Ils ne me connaissaient pas non plus, mais j’étais la seule Noire de l’école, et je devais passer au milieu de ces enfants pour me rendre chez moi.   

N: Le premier jour, Bertha évite le groupe et passe par un autre chemin pour se rendre chez elle. Mais le deuxième jour, elle décide de prendre son chemin habituel, à travers ce groupe d’enfants.

BC: Et donc j’ai dû passer au milieu du groupe, et un garçon m’a frappée à l’arrière de la tête. Dès qu’il m’a frappée, ça a été le comble. J’ai laissé tomber mes livres et nous nous sommes battus. 

Mais je n’étais pas une dure, j’étais juste consciente.

N: Consciente que ceci n’était pas qu’une bataille entre enfants après l’école. Consciente de la raison pour laquelle elle avait été attaquée.  

Mais après cette bataille, les enfants n’ont plus dérangé Bertha.    

BC: On n’était pas amis avec beaucoup de gens dans le quartier, mais on n’était pas non plus « pas amis » avec beaucoup de gens dans le quartier. Tout le monde faisait sa petite affaire.

N: La population noire de Hogan’s Alley était petite, une population d’environ de 800 personnes à son apogée, mais c’était le foyer de diverses origines, incluant les descendants de pionniers noirs, comme les grands-parents de Bertha, et des colons noirs qui étaient venus d’Oklahoma en passant par l’Alberta.

BC: Lorsque nous étions enfants, le quartier ne s’appelait pas Hogan’s Alley. Ce n’était que Main et Union, vous comprenez? En fait, j’étais trop jeune pour le savoir si le quartier portait le nom de Hogan’s Alley.

N: L’auteur Wayde Compton croit que le nom Hogan’s Alley fait référence à une bande dessinée raciste de la fin du 19e siècle, sur ce qui s’appelait Hell’s Kitchen à New York. À l’époque, le terme « ghetto » n’était pas populaire. « Ghetto » est utilisé de nos jours pour décrire des parties de la ville où les personnes racialisées et à faibles revenus vivent dans de pauvres conditions de logement en raison de la négligence du gouvernement. Au début du 20e siècle, « Hogan’s Alley » était une       façon abrégée de décrire un tel endroit.

BC: Jusqu’à ce jour, je ne le vois pas comme un quartier pauvre, parce que quand on est dans un quartier pauvre, il y a beaucoup de gens pauvres, non? Et ce n’était pas le cas. Nous n’étions pas pauvres, vous savez. Et les voisins non plus.

N: Alors à quoi ressemblait réellement Hogan’s Alley?

Nous le saurons après cette courte pause.  

MIDROLL

N: Trouver sa place fait partie d’une campagne d’éducative plus large créée par Historica Canada. Ce projet a été rendu possible en partie grâce au gouvernement du Canada. En plus de la série de baladodiffusions, Historica Canada offre également une série de vidéos, et un guide pédagogique au sujet de l’histoire du multiculturalisme au Canada. Visitez le site historicacanada.ca pour en savoir plus.

[BEAT]

N: En réalité, Hogan’s Alley était un carrefour culturel, et le quartier accueillait autant les ouvriers que les artistes. Son emplacement, juste à côté de la gare centrale Pacific qui était reliée au chemin de fer Great Northern, n’était pas une coïncidence. De nombreux porteurs pour wagons-lits travaillaient sur les trains qui se rendaient à Vancouver. L’église African Methodist Episcopal Fountain Chapel que Randy décrivait au tout début de l’épisode a été cofondée en 1918 par Nora, la grand-mère de Jimi Hendrix. Cette église est devenue le cœur de Hogan’s Alley. 

Ensuite, il y avait aussi des restaurants, comme le Vie’s Chicken and Steak House. Ou encore le Country Club Café de Leona Risby, où des artistes comme Thelma Gibson-Towns, la fille de Leona, se produisaient.   

Thelma Gibson-Towns: À cette époque... vous savez, de nos jours on joue plutôt de la batterie ou on danse selon un style plus afro-antillais, mais à cette époque, il y avait une danse appelée « hoofing » et on dansait aussi la claquette, et c’était les débuts du jazz…     

N: Thelma est une danseuse et chanteuse afro-antillaise qui a grandi dans le quartier de Hogan’s Alley au milieu du 20e siècle. C’est elle que nous entendons parler dans un documentaire de 1994 intitulé Hogan’s Alley, réalisé par Cornelia Wyngaarden et Andrea Fatona.

TG-T: Mais c’était plutôt des loisirs. Pour nous, c’était amusant. Je ne crois pas que nous réalisions que nous transmettons une époque de culture ou des séries de cultures.  

N: Si vous viviez à Vancouver entre les années 1930 et 1960, et que vous aimiez la bonne cuisine et le jazz, Hogan’s Alley était l’endroit où aller. Le restaurant de la grand-mère de Bertha et Randy, Vie’s Chicken and Steaks, est devenu célèbre pour ces deux raisons après son ouverture en 1948.

RC: Le restaurant était situé au 209 rue Union.

N: Randy et Bertha vivaient de l’autre côté de la rue, en face du restaurant. À l’intérieur, les murs jaunes et bleus, le plafond rouge, les tables dépareillées et les chaises pliantes créaient une atmosphère accueillante et décontractée. Un jukebox très utilisé se tenait dans un coin.  

Voici encore Thelma.

TG-T: Le temps le plus occupé était après la fermeture des tavernes, et tout le monde venait manger. Et ensuite, ces gens restaient et dansaient au son du jukebox. Et la place n’avait pas de permis d’alcool alors c’était comme un club clandestin, on pouvait apporter notre alcool si on cachait la bouteille sous la table. C’était la loi. La bouteille ne pouvait être en vue sur la table.

N: Ni Bertha ni Randy ne savaient à quel point la cuisine de leur grand-mère, et son jukebox, faisaient partie intégrante de leur quartier.

RC: Je ne savais pas vraiment à quel point les affaires étaient bonnes, ou à quel point le restaurant était connu, mais il ne m’a pas fallu très longtemps pour comprendre qu’il y avait beaucoup de gens qui venaient au restaurant et qui y passaient un très bon moment.  

N: Mais les souvenirs de Bertha de Hogan’s Alley lui inspire une grande partie de son œuvre en tant qu’Adelene da soul poet. Son nom d’artiste est en hommage à sa mère, Adelene, et à sa grand-mère, Viva Adelene. 

BC: Ok, je vais devoir vous faire mon poème pour bien vous décrire comment c'était. Ok, d’accord, allons-y. Voici Vie’s Chicken and Steaks (Poulet et steaks chez Vie) :

Du coin de Main jusqu’à l’allée sur Union, c’est là, vous allez y aboutir.

Vie’s Chicken and Steaks, c’était très très populaire, laissez-moi vous l’dire.   

Ma grand-mère était proprio, et de première classe était son resto. 

Au menu, Tbones, steaks d’aloyau, filets mignons et demi-poulets.

Les pains étaient faits maison, frais tous les jours.

Ils fondaient dans la bouche et sont vendus sans cesse, ma Grand-mère avait l’tour. mmmmm

Servis avec champignons, oignons, pois, salade et frites.

Quand on allait chez Vie, c’était un menu complet d’élite.

Tous les jours de 5pm à 5am, mais après minuit, la fête battait son plein. 

Pas de permis d’alcool, tout l’monde apportait l’sien.  

Ma grand-mère fournissait la glace et le mix, et toujours prenait le temps de s’assoir et de prendre un verre ou deux. Mmmmmm

Les policiers arrivaient après leurs quarts de travail, les chauffeurs de taxi arrivaient de la rue, et les artistes du temps, quand en ville, venaient faire leur tour chez grand-mère, c’était du sérieux. 

Ella Fitzgerald, Duke Ellington, Lou Rawls, Diana Ross et les Supremes, même Sammy Davis Jr. arrivaient pleins d’énergie sémillante.

Parce que Vie’s Chicken and Steaks était une partie excitante de la vie nocturne. Vous m’entendez?

Et y a même la grand-mère de Jimi Hendrix qui travaille pour la mienne!

Là j’me rappelle de Rosie à la vaisselle, ma mère et Lea sur le plancher, tout le monde était ami.  

Même à l’époque, ma grand-mère n’employait que des femmes.

Et les rires sautaient sautaient sautaient, montant dans la nuit à l’extérieur du resto.

Vie’s Chicken and Steaks, cuisine de première classe, cuisine de première classe. Oooouuuuu.

Et voilà.  

N: Il était habituellement très tard, bien passé l’heure du coucher de Bertha, lorsque la fête commençait à battre son plein chez Vie.

BC: C’était tout simplement un endroit convivial. Vous savez, quand, de la maison, vous pouvez parfois entendre des rires venant de l’autre côté de la rue... Mais c’est tout ce que nous en avions, parce que les enfants n’avaient pas le droit d’y aller. À moins que ce soit pour aider à nettoyer durant la fin de semaine. 

N: Des artistes de toutes catégories, de Sammy Davis Jr. à Billie Holiday et Ella Fitzgerald, venaient passer la fin de la nuit chez Vie, ainsi que les chauffeurs de taxi, les policiers, et les débardeurs. Il ne fait aucun doute que pour beaucoup, ils se sentaient chez eux, la cuisine de Vie venait des racines de la cuisine « soul » des Afro-Américains, et Vie elle-même se joignait souvent à ses clients, à leur table, pour discuter.     

De temps en temps, Bertha et ses frères et sœurs avaient la permission de se joindre à la fête. 

BC: Nous y sommes allés et nous avons rencontré Diana Ross et les Supremes. Et nous n’oublierons jamais parce que c’était un évènement important.

N: Jimi Hendrix est même venu vivre pendant quelques années à Hogan’s Alley, chez sa grand-mère Nora Hendrix, qui travaillait avec la grand-mère de Bertha chez Vie.   

TG-T: Dans ce temps-là, on était plutôt comme une grande famille, parce que tout le monde se connaissait, et si l’un de nous faisait quelque chose de mal, il fallait s’attendre à un appel à la mère pour dire « j’ai vu ton enfant… » ou « il a dit quelque chose de mal… » ou quelque chose du genre.   

N: Vous entendez à nouveau Thelma. Voici ce qu’elle se rappelle de sa maison de Hogan’s Alley :

TG-T: Tout le monde surveillait les enfants du quartier, et avait un intérêt personnel. Je sais que parfois, on était au moins 10 enfants et on était toujours les bienvenus. Et si on avait quoi que ce soit, vous savez, à partager avec les autres, on le faisait toujours. Il régnait un sens du partage. 

N: Et pourtant, au milieu des années 1970, Hogan’s Alley avait pratiquement disparu. En fait, la destruction de plusieurs quartiers noirs au Canada a commencé à peu près à cette même époque, et pour la même raison : le soi-disant renouvellement urbain. 

Le racisme était bien vivant dans le Vancouver du 20e siècle. On connait des histoires de croix brûlées sur les pelouses des membres de la communauté noire. C’est une tactique tristement célèbre des groupes suprémacistes blancs. Le Ku Klux Klan avait même un quartier général dans la ville, et défilait dans le centre-ville sur la rue Granville. Il n’était pas rare non plus d’entendre les Noirs se faire appeler par le mot qui commence par N, ou qu’ils soient sujets à d’autres formes de racisme ouvert et systémique.

En 1952, un débardeur noir appelé Clarence Clemons a été sauvagement battu par des policiers blancs dans le quartier de Hogan’s Alley. Il est décédé peu après. Lorsque l’affaire a été portée devant le tribunal, le jury s’est rangé du côté de la police et de son récit des événements, et il a ignoré les nombreux témoignages oculaires des résidents du quartier. Mais la mort de Clarence a motivé les Vancouvérois noirs à se battre contre leur oppression.

En 1953, 150 Vancouvérois noirs se sont rencontrés au Fisherman’s Hall et ont créé la Negro Citizens League, ou la ligue des citoyens noirs. Le racisme s’est également manifesté de manières plus subtiles.   

La discrimination en matière de logement mentionnée plus tôt voulait dire que certaines parties de Vancouver avaient des politiques « blancs-seulement » très strictes, empêchant ainsi les Vancouvérois non blancs de louer des logis ou d’acheter des propriétés. Le fait de pouvoir rester dans sa propre communauté n’était pas chose facile non plus. Les Noirs, les Asiatiques et les autres non blancs étaient souvent victimes de « redlining », un terme anglophone qui veut dire que les résidents non blancs de quartiers comme Hogan’s Alley se voyaient souvent refusés des prêts ou des hypothèques pour acheter une propriété ou faire des rénovations.  

Alors, au milieu des années 1960, la longue histoire de discrimination raciale était en train d’éroder le quartier de Hogan’s Alley. Dans les médias, il était présenté comme l’épicentre du crime et de la délinquance. Au sein de la conscience publique, le foyer de Bertha était réduit à rien de plus qu’un quartier délabré, ou détruit. Cette caractérisation a permis de justifier sa destruction.

Écoutons à nouveau Randy.

RC: En 1965, ce n’était pas beau à voir. Et au fil des années, j’ai appris pourquoi : parce que la communauté de cette région en particulier avait été laissée plus ou moins à l’abandon. Lorsque les gens quittaient leurs maisons sur notre pâté de maisons de la rue Union entre Main et Gore, la maison demeurait vide, ou le bâtiment était retiré du terrain. Et donc, le terrain devenait vide. Et parfois, il y avait du vieux bois sur le terrain. Et des herbes hautes poussaient sur le terrain, ou il y avait des vidanges. Et je ne savais pas pourquoi ça arrivait, j’avais 12 ans, 13 ans. Mais éventuellement, j’ai fini par comprendre que ça avait à voir avec le viaduc.

N: Il parle du Georgia Viaduct. C’était la première phase d’une autoroute interurbaine qui allait traverser Hogan’s Alley et Chinatown. L’autoroute n’a jamais été entièrement construite tel que prévu. Mais l’achèvement du viaduc a signé la fin du quartier de Hogan’s Alley.

BC: Oh, la communauté noire a été très affectée parce que le côté de la rue qu’ils ont démoli était l’endroit où la communauté noire s’était formée.

N: Voici à nouveau Bertha.

BC: Et Chinatown était toujours là, la population italienne était toujours là, alors la communauté noire avait été directement visée.  Laissez-moi vous expliquer, l’atmosphère était différente pour moi et pour ma famille parce qu’il n’y avait plus de Noirs, vous comprenez? Parce que tout le monde devait aller où ils le pouvaient. Et donc, ça a changé l’atmosphère.  

N: En 1956, des modifications à la loi sur l’habitation du Canada ont mené à la démolition de bâtiments délabrés, et ont fourni du financement pour la suppression des taudis, tout ça sous le couvert du renouvellement urbain. À travers l’Amérique du Nord, plus particulièrement dans les années 1960 et 1970, des projets massifs de renouvellement urbain ont détruit des communautés qui étaient en grande majorité pauvres et noires.  

Une variante de cette histoire se répète partout à travers le pays, et à travers le cours de l’histoire. Regent Park à Toronto, Africville à Halifax, la Petite-Bourgogne à Montréal. Et Hogans’ Alley à Vancouver. 

BC: On ne pouvait rien n’y faire. On ne pouvait pas porter plainte. On ne pouvait pas l’arrêter. Et donc, il fallait essayer d’envisager où aller à partir de là.  

N: Éventuellement, la grand-mère de Bertha et Randy n’a plus été en mesure de travailler, et donc leur mère, Adelene, a pris les rênes du restaurant Vie’s Chicken and Steaks. Il est resté ouvert encore quelques années, mais la communauté qui lui avait donné vie n’était plus là. Le restaurant a fermé ses portes en 1979.  

Il est important de se rappeler qui a construit les communautés diasporiques noires et africaines au Canada, les descendants de ceux qui ont été violemment arrachés de leurs foyers et éparpillés partout à travers le monde en raison de la traite transatlantique des esclaves. Ces descendants, hier et aujourd’hui, ont historiquement trouvé leur force ensemble. Et le quartier de Hogan’s Alley a réuni les Vancouvérois noirs.

Vous souvenez-vous de ce qu’a dit Randy au début de cet épisode?

RC: Lorsque les gens vivaient dans cette communauté, plus particulièrement les Noirs, ils se connaissaient tous entre eux.

N: Alors que Hogan’s Alley est disparu, les résidents noirs de Vancouver ont perdu le lien qui les unissait les uns aux autres. Ils ont perdu leurs entreprises noires, et par le fait même, leurs emplois noirs. Ils ont perdu leurs maisons. Et la communauté a perdu toute trace d’elle-même.

BC: Absolument, oui, c’est très vrai. Et alors il y avait, vous savez… les Noirs à Vancouver, ils sont partout. Il n’y a pas qu’un quartier. Ils sont dispersés un peu partout. 

N: Pour Bertha, rien ne peut remédier à cette perte.

BC: Vous ne pouvez pas détruire quelque chose et ensuite penser que vous allez y retourner et que tout ira bien. Je veux dire, quand c’est perdu, c’est perdu. 

N: De nos jours, la population noire de Vancouver est plus grande et plus diverse que lorsque Bertha était enfant. Mais il ne reste plus de quartier noir: les Vancouvérois noirs sont dispersés à travers la ville, et ils ne représentent environ qu’un pour cent de sa population. Ils n’ont jamais été capables de reprendre une partie de la ville et d’en faire leur quartier, comme dans le temps de Hogan’s Alley.

Et pendant longtemps, l’importance historique de ce quartier n’a pas été officiellement reconnue. Mais grâce à des groupes comme la société Hogan’s Alley, il existe maintenant des plans pour créer une fiducie foncière communautaire sans but lucratif qui comprendrait un centre culturel noir, et ce à l’endroit où était Hogan’s Alley.

Mais même les communautés comme Hogan’s Alley qui existent aujourd’hui continuent d’être à risque dans les villes au Canada. La hausse des coûts de logement fait en sorte qu’il est plus difficile, pour les personnes racialisées et à faibles revenus, de demeurer dans leur quartier. Et rien n’a assez changé pour convaincre Bertha que ce qui est arrivé à Hogan’s Alley ne se reproduira plus. 

BC: Je suis presque certaine que si nous nous rassemblions pour créer un autre quartier noir, à un certain moment, la ville viendrait le détruire aussi. 

N: Et Bertha affirme clairement que le racisme anti-noir est encore une réalité.

BC: Les gens vous interpellent. Ils vous traitent de noms…

N: Comme le mot qui commence par N…

BC: Pour aucune raison. Et ils le font. Ils le font aujourd’hui comme ils l’ont fait il y a 20 ans. C’est triste de voir que ça continue. Et nous parlons de ce qui a eu lieu il y a des centaines d’années, et ça continue encore, alors c’est ça qui est ça. Et il y a des gens qui croient qu’ils ont le privilège du monde entier, de la ville entière, de l’État en entier ou qu’importe, et personne d’autre qu’eux, vous voyez?  

Nous nous défendons depuis des siècles. Vous savez, il est temps que nous soyons inclus, que nous fassions partie, et que nous soyons traités comme des êtres humains.

N: Nous allons en rester là pour le moment…

BC: Hé, vous savez quoi? Je veux vous demander quelque chose, très rapidement, si vous avez le temps? Est-ce que je peux… est-ce que je pourrais faire un autre poème pour vous? J’aimerais partager ce poème avec vous, en fait je l’ai écrit pour ma mère lorsqu’elle est décédée…Parce que c’était comme la fin d’une époque pour nous, vous comprenez?

C’est intitulé « T’es pas partie ».

Tu m’as laissée ici, qu’est-ce que j’peux dire?

Ce jour-là, voilà que t’es allée mourir.  

Qu’est-ce que j’fais maintenant que t’es partie? Comment je continue avec ma vie?

Pourquoi? Pourquoi je t’entends toujours? Ta voix me suit à chaque détour.

Tu t’agites, tu me diriges, tu me dis des choses qui m’habitent.

T’es pas partie.

Tu vois, je sens ta présence, fort est ton esprit.

Je sais que c’que je sens est vrai, parce que je ris quand je t’entends,

Et j’te réponds, sur mon chemin en continuant. 

J’pensais que je t’avais perdue. C’était ma perception.

Mais j’dis merci à Dieu de nous offrir cette connexion.

Parce que je sais que c’est fabuleux,

Tu m’as laissée ce que t’avais de plus merveilleux.   

Le cadeau de savoir que nous restons ensemble. Une spiritualité puissante, c’est ça.

J’pensais que t’étais partie, mais j’ignorais que tu restais en esprit.  

Alors chaque matin, je suis heureuse de me réveiller et de passer ma journée, avec toi dans ma tête, avec toi dans ma quête.

On rit souvent ensemble, parce qu’on sait qu’on a différentes choses à faire, toi et moi.   

Moi de mon côté, c’est plus bas. Parce que toi, t’es sur la haute voie de l’au-delà.

Main dans la main, t’es à mes côtés.

Dieu t’a choisie pour me guider.  

Je ne suis pas seule, comme je le croyais.   

C’était ma peur qui me foudroyait.

Ce qui se passe maintenant est plus puissant.

L’esprit du subconscient l’savait, évidemment.

T’as été choisie.

Alors vas-y.

J’vais bien aller parce que t’es pas partie. 

Boom. Et voilà.  

Merci de m’avoir laissé faire mon poème.

[BEAT]

N: Dans le prochain épisode de Trouver sa place, nous avons posé la question : comment fonctionne-t-elle la politique du multiculturalisme en pratique? Pour trouver la réponse, nous examinons le quartier le plus diversifié de Montréal, Côte-des-Neiges, et nous explorons ce qui fonctionne, et ce qui ne fonctionne pas.   

Jim Torczyner: Le multiculturalisme est un but ambitieux. Le multiculturalisme s’exprime dans la réalité par la façon dont les gens agissent à la base. Vous pouvez avoir la meilleure politique sur papier. Mais son succès dépendra de son accessibilité réelle et de la façon dont elle sera appliquée.

N: Abonnez-vous à Trouver sa place sur Apple podcasts, Spotify, ou partout où vous écoutez vos balados. 

CREDITS 

N: Cet épisode de Trouver sa place a été coécrit par Melissa Fundira et Historica Canada. Il a été produit par Historica Canada. Soutien à la production par Michael Fiore et Edit Audio.

Post-production par Edit Audio. Merci à Bertha et Randy Clark, et à la consultante Stephanie Allen, membre fondatrice de la Hogan’s Alley Society. 

Des extraits de Thelma Gibson-Towns du documentaire de 1994 Hogans Alley par Cornelia Wyngaarden et Andrea Fatona fournis par Video Out Distribution.

Vérification des faits par Amy van den Berg. 

Ce projet a été rendu possible en partie par le gouvernement du Canada.

Merci d’avoir écouté.