L’affaire d’extradition de John Anderson | l'Encyclopédie Canadienne

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L’affaire d’extradition de John Anderson

En 1853, John Anderson a tué un homme en légitime défense aux États-Unis alors qu’il s’échappait de l’esclavage. Plusieurs années après son arrivée en sol canadien, il a été menacé d’extradition pour subir un procès pour meurtre aux États-Unis. Conformément aux accords internationaux, cela était prescrit par la loi, même si la possibilité pour John Anderson d’obtenir un procès équitable aux États-Unis était nulle. Au Canada, on s’est opposé ouvertement à l’extradition de l’homme, et un mouvement de protestation en sa faveur n’a pas tardé à se développer. Un tribunal canadien a mis fin à l’extradition, tandis qu’une contestation judiciaire parallèle à Londres a eu pour effet de façonner le système judiciaire indépendant du Canada. 

Portrait de John Anderson

(Archive de l'Ontario/E 450 A54-T9)


Définition

Extradition: procédure juridique par laquelle une personne qui a commis un crime, ou est soupçonnée d’avoir commis un crime, est transférée d’un pays, d’une province ou d’un territoire à un autre.

Contexte

John Anderson est né esclave au Missouri au début des années 1830. On l’appelle à l’époque Jack Burton, étant donné que sa famille et lui appartiennent à Moses Burton, un producteur de tabac. La mère de John Anderson est vendue alors que celui-ci n’est encore qu’un garçon. Le père de John fuit l’esclavage, et on pense qu’il s’est rendu en Amérique du Sud.

John Anderson se marie en 1850 et fonde une famille avec une esclave qui vit à plusieurs kilomètres de distance. En 1853, John Anderson est vendu et séparé de sa famille. Après s’être vu refuser un laissez-passer pour parcourir plus de 50 km afin de rendre visite à sa famille, il décide de s’enfuir pour trouver la liberté.

Fuite

John Anderson s’échappe tôt un dimanche matin à la fin du mois de septembre 1853, visitant au passage sa femme, son enfant en bas âge et son beau-père. Il leur dit être déterminé à trouver la liberté au Canada. Trois jours plus tard, il passe devant la ferme de Seneca Digges. À l’époque, tout esclave retrouvé à plus de 32 km de son domicile sans laissez-passer peut être capturé et renvoyé contre récompense. John Anderson avoue à Seneca Digges qu’il ne détient pas de laissez-passer, mais insiste sur la légitimité de ses activités. Lorsque Seneca Digges demande avec insistance à John Anderson de l’accompagner pour un repas dans sa demeure, celui-ci refuse et prend la fuite. Seneca Digges pourchasse John Anderson avec ses propres esclaves, leur promettant une récompense pour la capture de l’homme. Comme John Anderson le relatera plus tard, la poursuite dure plusieurs heures et se termine lorsqu’il est pris au piège par Seneca Digges. Craignant pour sa vie, John Anderson poignarde Seneca Digges avec son couteau et convainc les autres de rentrer chez eux. Épuisé, John Anderson retourne auprès de sa femme, qui l’encourage à poursuivre sa route vers le Canada. Seneca Digges meurt des suites de ses blessures deux semaines plus tard.

John Anderson poursuit sa route vers l’Illinois et le Michigan, des États libres, effectuant le passage de Detroit à Windsor, en Ontario, début novembre 1853. Il se déplace surtout la nuit pour éviter d’être repéré par les chasseurs de primes. Des agriculteurs sympathiques à sa cause et des sociétés abolitionnistes lui apportent leur aide tout au long de son parcours.

Vie au Canada

Peu après son arrivée au Canada, John Anderson accepte un emploi au sein de la Great Western Railway, où il travaille sur le tronçon entre Windsor et Chatham, en Ontario. Entre 1854 et 1860, John Anderson déménage à plusieurs reprises et assume différentes identités pour éviter d’être repéré, s’inquiétant des chasseurs de primes qui pourraient suivre sa trace. En chemin, il apprend les métiers de maçon et de plâtrier, puis en 1860, il achète une maison près de Caledonia.

Arrestation et tentative d’extradition

Début 1860, John Anderson dit à un ami du nom de Wynne la vérité sur son évasion et la mort de Seneca Digges. John Anderson est malheureusement trahi par son ami. Celui-ci raconte son histoire au juge de paix local, qui ordonne son arrestation. John Anderson est rapidement libéré, en l’absence de preuves ou de témoins pour étayer les faits. Peu de temps après, cependant, un inspecteur de police et chasseur d’esclaves de Detroit du nom de Gunning présente des témoins, dont les fils de Seneca Digges, alléguant que John Anderson a assassiné Seneca Digges délibérément et par malveillance, plutôt qu’en légitime défense. John Anderson est de nouveau mis en état d’arrestation et incarcéré à la prison de Brantford le 28 septembre 1860.

Dans les quatre jours suivant l’arrestation, le secrétaire d’État américain implore le gouvernement britannique de transférer John Anderson au Missouri afin d’y être jugé pour meurtre. Notons ici que la demande d’extradition ne mentionne pas le statut d’ancien esclave de John Anderson, mais simplement le fait qu’il s’agit d’un « homme de couleur ». C’est là une distinction importante, car le gouvernement britannique croit à l’origine que John Anderson est un homme libre ayant commis un meurtre, plutôt qu’un esclave ayant tué la personne qui tentait de le capturer.

Arguments juridiques et appui du public

L’avocat de John Anderson, S.B. Freeman, interjette appel de l’ordonnance d’extradition devant la Cour du Banc de la Reine. Le juge en chef sir John Beverly Robinson demande à John Anderson de comparaître à Osgoode Hall le 24 novembre 1860.

Comme les Noirs asservis sont à cette époque considérés comme des biens, les propriétaires d’esclaves américains font parfois des demandes officielles au gouvernement britannique pour la restitution de leurs biens. Or, la traite des esclaves – et plus tard la possession d’esclaves – devient illégale en Amérique du Nord britannique au début du 19e siècle. Ainsi, les personnes asservies acquièrent généralement leur liberté une fois parvenues au Canada. Cela conduit les propriétaires d’esclaves américains à porter des accusations contre leurs anciens esclaves, qui ont selon eux « volé » les vêtements qu’ils portaient ou les chaînes qui les attachaient.

Le traité Webster-Ashburton de 1842, qui cherche à clarifier les questions juridiques entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, stipule que les extraditions ne peuvent avoir lieu que si le crime commis dans un pays est reconnu comme tel dans l’autre. Comme l’esclavage est à cette époque illégal au Canada, mais légal dans certains États américains, les délits mineurs commis par des esclaves fuyant vers la liberté ne sont pas considérés comme des crimes. Dans la demande d’extradition, John Anderson n’est pas une « personne asservie », mais bien une « personne de couleur ». Pour cette raison, les tribunaux supposent qu’il a commis un meurtre en tant qu’homme libre. On fait ainsi valoir qu’en vertu du traité, John Anderson peut effectivement être renvoyé au Missouri pour y être jugé pour meurtre.

À l’époque, l’affaire Anderson soulève les passions partout au Canada. Des assemblées sont organisées dans les grandes villes comme dans les petits villages. L’opinion publique est majoritairement en faveur de John Anderson et contre l’extradition, une position que soutiennent les journaux nationaux, vigoureusement opposés à l’esclavage. Il est généralement admis à l’époque qu’un Noir accusé du meurtre d’un Blanc aux États-Unis ne peut pas espérer bénéficier d’un procès équitable, encore moins s’il a le statut d’ancien esclave, comme John Anderson. Dans un tel cas, l’extradition équivaut à une condamnation à mort. L’opinion publique est si fortement opposée à l’extradition de John Anderson que l’on déploie des forces de police supplémentaires en renfort, les juges craignant qu’une foule de manifestants ne fasse sortir l’homme de prison.

Affaire d’extradition et appel

Le 15 décembre 1860, les trois juges de la Cour du Banc de la Reine décident à 2 contre 1 d’extrader John Anderson. Si les juges affirment tous détester l’esclavage, deux des trois interprètent pourtant le traité Webster-Ashburton à la lettre. La voix dissidente, celle du juge McLean, soutient que le désir d’être libre est un instinct naturel pour tous les humains, et qu’une personne asservie fera tout en son pouvoir pour gagner sa liberté.

Toutefois, nombreux sont ceux qui souhaitent voir l’affaire portée en appel. Les abolitionnistes canadiens, de concert avec leurs homologues britanniques, font appel avec succès de cette décision devant la Cour du Banc de la Reine britannique à Westminster, qui ordonne la libération de John Anderson le 14 janvier 1861. Ce faisant, la cour britannique renverse la décision du système judiciaire colonial du Canada. Des deux côtés de l’Atlantique, cette décision suscite la controverse. D’un côté, elle bénéficie à John Anderson; de l’autre, elle peut être considérée comme un pas en arrière pour le système judiciaire canadien, qui avait réalisé des progrès importants vers une plus grande autonomie.

Cependant, la décision du tribunal britannique a peu d’importance pour John Anderson, dont les avocats ont déjà fait appel du verdict devant la cour des plaids communs à Toronto. Ceux-ci font valoir deux points techniques qui permettront enfin de donner à leur client sa liberté. Premièrement, le crime commis n’était pas un meurtre, mais bien un homicide involontaire (un crime non visé par le traité Webster-Ashburton). Deuxièmement, les autorités de Brantford n’étaient pas compétentes, puisqu’aucun tribunal du Missouri n’avait jamais formellement accusé John Anderson de meurtre.

Conséquences

John Anderson est libéré le 16 février 1861, événement souligné dans la joie à Toronto et dans d’autres villes canadiennes. Dans les jours et les semaines qui suivent sa libération, John Anderson prononce des discours publics et rend visite à ceux qui l’ont appuyé au Canada-Ouest et au Canada-Est. Par la suite, les gouvernements du Canada-Ouest et de la Grande-Bretagne mettent à jour leurs lois pour éviter qu’une situation similaire ne se reproduise : du côté de la Grande-Bretagne, on adopte une loi en 1862 qui limite la capacité du gouvernement à s’ingérer dans le système judiciaire de ses colonies, tandis qu’au Canada-Ouest, on confie les affaires d’extradition aux cours supérieures à partir de 1861.

Au printemps 1861, John Anderson se rend au Royaume-Uni, où il prononce de nombreux discours en faveur de l’abolition de l’esclavage. Il raconte son histoire à Harper Twelvetrees, un industriel britannique et militant anti-esclavagiste, qui publiera The Story of the Life of John Anderson, the Fugitive Slave en 1863.

La veille de Noël 1862, John Anderson quitte Liverpool pour le Libéria. On ignore ce qu’il est advenu de lui par la suite.