Entretien avec Marcia McClung | l'Encyclopédie Canadienne

Entrevue

Entretien avec Marcia McClung

​Eli Yarhi, rédacteur responsable des projets spéciaux, s’entretient avec Marcia McClung, petite-fille de la suffragette, réformatrice, législatrice et écrivaine Nellie McClung pour l’Encyclopédie canadienne.

Marcia McClung : Je suis la plus jeune petite-fille de Nellie McClung (mon père était son plus jeune fils) et j’ai travaillé dans le domaine des communications toute ma vie, principalement dans l’industrie des arts et du divertissement. Si on remonte dans le temps, j’ai eu ma propre entreprise appelée Applause Communications pendant 15 ans et, juste avant, j’étais vice-présidente aux communications chez Harbourfront, ici, à Toronto. Et avant cela, je travaillais pour le Ballet national du Canada.

Nellie McClung était ma grand-mère. Elle était et elle se serait présentée comme étant une écrivaine. Elle a écrit 16 livres au cours de sa vie. [Un grand nombre] de ces livres étaient des romans [ou des recueils de nouvelles] racontant des histoires se déroulant dans l’Ouest canadien et décrivant la vie des colons, qui était en réalité la vie qu’elle et sa famille ont vécue. Elle était aussi une activiste qui militait pour les droits des enfants et des femmes. [Voir aussi Mouvement des femmes.] Aujourd’hui, elle est principalement connue en tant qu’activiste du mouvement féministe. Elle a fait partie d’un groupe qui a travaillé pour que les femmes obtiennent le droit de vote ainsi que d’autres droits. De plus, elle a été la première femme membre du conseil de la CBC. Elle a aussi fondé un certain nombre d’organisations politiques, comme la Women’s Political Equality League, qui, malgré son nom un peu lourd, est l’organisation qui a commencé à travailler pour l’obtention du droit de vote des femmes au Manitoba.

Une des raisons pour lesquelles elle est connue de nos jours et pour lesquelles elle a réussi plusieurs de ses luttes est qu’elle a repoussé un certain nombre de frontières. Elle était aussi une chrétienne pratiquante et active. D’abord méthodiste, elle a ensuite appuyé l’unification des mouvements protestants qui a mené à la création de l’Église unie du Canada. Fait intéressant, l’Église unie du Canada ne permettait pas aux femmes de devenir ministres de culte, elle a alors milité pour que ça change. Elle était réellement une militante pour les droits des femmes.

Le plus intéressant à propos de l’affaire des femmes non reconnues civilement est le combat qui a été mené. À l’époque, les femmes ne pouvaient pas être nommées au Sénat. De plus, la loi indiquait que cinq citoyens étaient suffisants pour contester une loi. Cinq femmes se sont donc réunies en Alberta pour contester le fait que les femmes ne pouvaient pas être nommées sénatrices [voir Les Cinq femmes célèbres]. Elles ont perdu leur cause devant la Cour suprême du Canada, mais à cette époque, la division législative du Canada était encore basée en Grande-Bretagne, la dernière cour d’appel était donc le Conseil privé britannique. Ce tribunal a infirmé la décision rendue par les tribunaux canadiens et a octroyé aux femmes le statut de personnes. Cela a pris beaucoup de temps.

Eli Yarhi : Quels sont vos souvenirs d’enfance de Nellie McClung?

MM : J’ai un souvenir d’enfance de ma grand-mère. À Victoria, la ville où les McClung ont pris leur retraite en 1935, ils avaient acheté un magnifique terrain haut perché qui surplombait l’océan et qui s’appelait Lantern Lane. Ma grand-mère a écrit quelques livres à Lantern Lane. Enfant, je connaissais ma grand-mère et j’avais l’habitude de m’asseoir avec elle pendant qu’elle écrivait. Pendant les dernières années de sa vie, l’arthrite la faisait beaucoup souffrir, alors elle passait beaucoup de temps à la maison.

Je me souviens que je m’amusais toujours beaucoup en sa compagnie. Pour un enfant, c’était vraiment divertissant de passer du temps avec elle, car il y avait toujours de l’action. Le téléphone sonnait et plein de gens la visitaient. C’était un peu comme le siège social de l’action.

Je me souviens d’un certain nombre de femmes qui venaient à la maison. L’allée qui menait à la maison était longue et je pouvais toujours savoir quand des gens arrivaient grâce à la poussière qui se soulevait quand des voitures approchaient. Quelques femmes sont venues pour parler de leurs souvenirs de la guerre et j’ai eu la permission de m’asseoir et d’écouter. Écouter et ne pas parler. Je me souviens de ce moment et je me souviens d’avoir pensé qu’on m’accordait une permission de grande personne.

EY : Y a-t-il une question qu’on vous pose rarement au sujet de Nellie McClung et que vous aimeriez qu’on vous pose plus souvent?

MM : Nellie McClung était aussi une dirigeante du mouvement pour la tempérance [voir Woman’s Christian Temperance Union]. La philosophie de ce mouvement reflète bien la pensée de son époque. Aujourd’hui, la tempérance peut sembler être un concept dépassé, et ça l’est. Mais à l’époque, ça ne l’était pas. Elles considéraient que l’alcool avait un rôle à jouer dans la violence faite aux femmes et elles avaient raison à l’époque. Dans la société des pionniers, les hommes étaient payés en argent comptant le vendredi. Ils sortaient, buvaient de l’alcool et battaient leur femme et leurs enfants à leur retour à la maison. L’alcool était donc à l’origine du problème.

Mais bien sûr, mon père et les enfants de la famille McClung buvaient de l’alcool et mon père a décidé de prendre les choses en main, car il croyait que sa mère devait boire un verre. Il a versé de la vodka dans un verre, ou il a demandé à un barman de lui servir un verre de vodka, mais elle s’en est aperçue et elle a ri; elle l’a sermonné et elle lui a dit que ce n’était pas la bonne chose à faire et qu’elle n’allait jamais, jamais changer d’idée au sujet de la tempérance.

On ne me pose pas souvent de questions à propos de la tempérance parce que c’est un enjeu considéré comme dépassé dans la société d’aujourd’hui, mais l’appartenance de ma grand-mère au mouvement la situe dans une période historique bien définie. C’est pourquoi on ne me pose pas de questions à ce sujet. J’aimerais pourtant qu’on m’en pose, car c’est un des enjeux qui a rassemblé les femmes en plus d’être un facteur et un thème importants dans sa vie et ses écrits. Ce n’est pas un thème qui ressort beaucoup dans ses écrits, mais il ressort dans ses discours. Alors j’imagine qu’on pourrait utiliser sa participation dans le mouvement comme un exemple du changement des mentalités au fil des ans.

EY : Avez-vous d’autres anecdotes comme celle-ci à nous raconter?

MM : L’histoire de la vodka est mon anecdote préférée de tous les temps, mais l’anecdote qui se classe au deuxième rang de mes récits de famille préférés est reliée au fait que les gens la critiquaient beaucoup parce qu’ils l’accusaient d’abandonner ses enfants, pas vrai? Vous le savez, des gens disaient : « Comment pouvait-elle sortir et accomplir tout cela et être loin de la maison? ». Les enfants étaient conscients de ces critiques et l’aîné, Jack, a appris à mon frère, qui avait 4 ans à l’époque et qui ne réalisait pas le sens des mots qu’il prononçait, à monter sur la scène et à dire : « Je suis le fils d’une suffragette et je n’ai jamais connu l’amour d’une mère. »

Évidemment, il ne comprenait pas le sens de ce qu’il disait. Mais ils l’ont poussé sur scène un soir avant que sa mère fasse un discours et il a dit cela. Puis il a dit : « Je n’avais pas réalisé que tout le monde riait et applaudissait. » Après cet épisode, les enfants restaient toujours à la maison et elle commençait chacun de ses discours en disant que ses enfants allaient bien. Mais elle racontait elle-même ces histoires, alors…

EY : Quelle est la première question que les gens vous posent lorsqu’ils apprennent que Nellie McClung était votre grand-mère?

MM : Plusieurs personnes me demandent ce qu’elle penserait du mouvement des femmes contemporain. Est-ce qu’elle approuverait leur position sur le droit au choix en matière de reproduction, par exemple? Quel serait son point de vue sur la société canadienne actuelle? Je dirais que c’est ce qu’on me demande le plus à son sujet, car elle est aujourd’hui considérée, et à juste titre considérant l’époque où elle a vécu, comme un personnage historique.

En général, je pense qu’elle serait heureuse du progrès accompli par les femmes, mais elle dirait aussi qu’il y a encore beaucoup à faire. Nellie et ses contemporaines croyaient que la pleine participation des femmes dans la société canadienne serait garantie une fois qu’elles obtiendraient le droit de vote. Elle voyait cet enjeu comme étant l’élément central de leur lutte. Une fois que les femmes auraient le droit de vote, elles seraient pleinement affranchies. Et elle a vécu assez longtemps pour comprendre que ce n’était pas le cas. Que même si les femmes ont obtenu le droit de vote, il n’y a pas plus de femmes élues dans nos assemblées législatives.

Alors si elle vivait aujourd’hui, je crois qu’elle dirait qu’il y a encore beaucoup de travail à accomplir. Nous avons réalisé des progrès, mais elle nous dirait de nous atteler à cette tâche. Elle appuyait le droit au divorce bien que l’idée fût plutôt controversée à l’époque. Elle avait l’habitude de dire : « Les gens font des erreurs, c’est pourquoi il y a des gommes à effacer au bout des crayons » et je trouve que c’est une excellente phrase, voire une de ses meilleures citations. Je crois donc qu’elle aurait appuyé l’égalité des femmes dans le partage équitable des droits des biens.

[Note : certaines sources lui attribuent plutôt la citation suivante : « Pourquoi les crayons sont-ils dotés de gommes à effacer si ce n’est pas pour corriger les erreurs? »]

EY : Quelles sont les différences entre les biographies de Nellie, vos souvenirs et les histoires familiales?

MM : Je dirais qu’en général, les histoires sont fidèles à la réalité. Il y a quelques détails mineurs qui sont inexacts parmi les choses qui ont été écrites à son propos. Mais à de rares exceptions près, les histoires sont justes. Quelques biographies ont été écrites à son sujet et la plus récente a été rédigée par Charlotte Gray dans le cadre d’une série de la maison d’édition Penguin sur des Canadiens éminents.

EY : Y avait-il des différences entre la personnalité publique et la personne privée?

MM : Puisque je n’étais qu’une enfant quand je l’ai connue, je ne comprenais pas l’ampleur de sa vie. Quand j’étais enfant, je savais seulement qu’elle était ma grand-mère et qu’elle était quelqu’un de spécial. Puis, quand j’ai compris tout ce qu’elle avait accompli, j’ai réalisé à quel point elle avait mené une vie remarquable. Par la suite, je me suis renseignée à son sujet en écoutant les histoires que me racontaient les membres de ma famille et en faisant mes propres recherches à son sujet.

Une des meilleures sources d’information, qui n’existe plus aujourd’hui à cause des nouvelles technologies, est l’abondante correspondance qu’ils entretenaient à l’époque. Dans ses nombreuses lettres (son cercle de relations était immense), elle n’écrivait pas la date. Elle se contentait d’écrire « mardi » ou « mercredi » dans les lettres qu’elle envoyait aux gens à qui elle écrivait régulièrement. Il fallait donc lire attentivement pour comprendre à qui elle écrivait et ce dont elle parlait. C’est comme ça qu’il est possible de comprendre ce qui se passait dans sa vie.

Ses archives officielles se trouvent en Colombie-Britannique, la province dans laquelle elle est morte, mais il y a aussi des archives de la famille McClung en Alberta. Je trouve qu’un des aspects qui ne ressort pas de sa personnalité publique est le fait qu’elle était vraiment très drôle. Apparemment, elle était aussi très douée pour faire des discours. Elle teintait toujours ses messages sociaux d’une dose d’humour et je crois que c’est pour cette raison qu’elle était si appréciée. Par exemple, pendant qu’elle parlait de fermer une usine qui employait des enfants à Winnipeg, elle racontait une anecdote humoristique qui rendait, d’une certaine façon, son message plus acceptable.

L’histoire suivante démontre bien cet aspect de sa personnalité. Les femmes membres de la Political Equality League ont commencé à faire pression sur la législature du Manitoba pour obtenir le droit de vote, mais elles n’avançaient pas. Elles allaient voir Rodmond Roblin, qui était le premier ministre à cette époque, encore et encore, mais il les renvoyait et il se justifiait en donnant toutes sortes d’excuses. Il disait qu’il ne voulait pas que sa femme ait le droit de vote, car cela la détournerait de sa principale occupation : assurer le bon fonctionnement du ménage et élever les enfants. Il prétendait qu’il lui serait impossible de se concentrer sur le vote tout en assumant les responsabilités du foyer. Il avançait toutes sortes de raisons.

Eh bien, elles ont décidé de tourner le parlement en ridicule en utilisant le même langage que les hommes employaient contre elles pour exprimer les raisons pour lesquelles les hommes ne devraient pas avoir le droit de vote. Elles se sont rendues au Walker Theatre à Winnipeg et elles se sont approprié le langage de l’époque. Quand on lit les comptes rendus de la journée, on comprend que la situation était vraiment très drôle. Et de cette façon, elles ont été capables de se faire entendre par beaucoup de gens, car elles ne sermonnaient pas les autres et ne se montraient pas condescendantes, au contraire des moralisateurs et soi-disant bien-pensants de l’époque.

EY : Comment vous sentez-vous par rapport à son soutien de l’eugénisme? Est-ce que cette partie de son héritage vous rend mal à l’aise?

MM : Elle parle du mouvement eugénique, mais son opinion n’est pas très bien formulée. Elle dit que c’est un système qui pourrait venir en aide aux femmes qui ont des problèmes mentaux. À l’époque, les femmes qui souffraient de dépression sévère ou de troubles mentaux ou qui étaient internées étaient souvent victimes d’agression sexuelle et elles étaient forcées de donner naissance à des enfants dont elles n’avaient pas besoin et ne pouvaient pas s’occuper.

Elle considérait donc que la stérilisation aiderait ces femmes à ne pas subir le fardeau qui les accablait à l’époque. C’est l’exemple qu’elle donnait quand elle parlait de ce sujet. Elle ne formulait donc pas très bien sa pensée. Mais il est vrai que je trouve cette idée odieuse. Et je ne sais pas ce qu’elle en penserait aujourd’hui. Je comprends comment elle a pu avoir cette idée à propos des femmes qui ne pouvaient pas prendre leur place dans la société. J’ai espoir qu’elle verrait qu’aujourd’hui, nous avons d’autres moyens de protéger ces femmes. Mais oui, c’est légèrement… Son point de vue me rend certainement quelque peu mal à l’aise.

EY : Qu’en est-il du mari de Nellie dans tout cela? Quelle était sa position?

MM : Il y a une autre bonne citation qui lui est attribuée : « Je souhaite un monde meilleur rempli d’hommes justes et de femmes actives ». Elle reconnaissait donc que les hommes faisaient partie de sa vision et qu’ils avaient un rôle à jouer, qu’ils devaient jouer un rôle, que ce serait libérateur pour eux de faire partie d’une société plus égalitaire envers les femmes. Et elle était mariée à un homme qui le croyait aussi, alors ça l’a aidée.

[Note : Certaines sources lui attribuent plutôt la citation suivante : « Je vous dirige vers un monde meilleur qui renversera l’ordre ancien, un monde où les femmes sont braves et les hommes justes ».]

Il — il s’appelait Wesley — avait été élevé par une mère activiste. Sa mère était une dirigeante du mouvement pour la tempérance au Manitoba et c’est là qu’il a fait la connaissance de Nellie. La campagne du ruban blanc était organisée par le mouvement pour la tempérance. La mère de Wesley s’appelait Annie McClung. Nellie était une jeune enseignante et elle a emménagé chez cette famille dans la petite ville de Manitou, au Manitoba, une toute petite communauté à l’extérieur de Winnipeg. Et elle a été influencée par Annie McClung et son activisme.

Bref, Annie a élevé un fils, Wesley, qui a marié Nellie; il était donc habitué d’avoir une mère activiste. Il était à l’aise avec tout cela. C’était un homme silencieux, mais j’ai toujours cru qu’il aimait avoir de l’action autour de lui. Il appuyait sa vie politique, ils faisaient donc front commun.