Projet Noms de famille | l'Encyclopédie Canadienne

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Projet Noms de famille

En 1970, le gouvernement fédéral entreprend un programme sous le nom « projet Noms de famille ». Il vise à donner des noms de famille aux Inuits résidant dans le Nord du Canada. Ces noms de famille sont destinés à remplacer les numéros de disques individuels (voir Numéros de disques inuits) attribués aux Inuits par le gouvernement canadien dans les années 1940. Certains Inuits et non-Inuits considèrent le projet Noms de famille comme un système d’identification plus efficace et politiquement correct. Par contre, d’autres le considèrent comme une autre forme de paternalisme.

Noms de famille inuits traditionnels

Avant l’arrivée des Européens, les Inuits disposent d’une tradition d’attribution des noms complexe. Les noms reflètent alors ce qui est important dans leur culture : l’environnement, les animaux, la famille, les esprits, etc. Ils croient que les noms sont porteurs d’une vie et d’une personnalité. Par conséquent, pour attribuer un nom à un enfant, il faut apprendre le connaître, puis découvrir quel être passé il représente et qui il deviendra.

Souvent, les aînés et les membres de la famille offrent aux mères des nouveau-nés leurs recommandations quant à l’attribution d’un nom. Parfois, les femmes enceintes affirment qu’un nom leur est venu dans un rêve ou une vision. Dans d’autres cas, de simples gestes d’un bébé rappellent un membre de la famille décédé. Cette personne devient ensuite l’homonyme de l’enfant. Par conséquent, à la naissance, les enfants reçoivent de multiples noms, puis on choisit lequel ou lesquels correspondant le mieux à leur personnalité. Le nom d’un enfant est changé si l’on croit que le sien ne lui convient pas, qu’il ne reflète pas sa personnalité ou qu’il est porteur de maladie ou de malchance.

Si un enfant porte le nom d’un membre vivant de la famille, souvent, il tisse des liens étroits avec cette personne dans l’enfance. C’est parce que l’on considère qu’ils font partie l’un de l’autre. Les enfants recevaient aussi couramment des noms de proches décédés. Puisque les noms sont vus comme porteurs de vie, l’attribution à un enfant du nom d’une personne décédée constitue une manière de ramener celle-ci dans la communauté. Les Inuits croient que les enfants adoptent certains attributs et traits de personnalité de leur homonyme. Cependant, les Inuits portent plusieurs noms parce qu’il n’existe pas deux personnes identiques. Chaque nom revêt des identités et pouvoirs différents.

Comme chaque nom est unique, le système inuit d’attribution de noms ne comporte aucun nom de famille partagé. Les femmes n’adoptent pas le nom de famille de leur mari, contrairement à ce qui se fait dans la tradition européenne. Par ailleurs, les noms portés par les Inuits ne sont ni masculins ni féminins. Ainsi, les garçons peuvent recevoir des noms de femmes et vice versa. On croit que les gens portant le même nom sont essentiellement une seule personne, peu importe qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. Au fil des générations, les traditions des homonymes chez les Inuits nouent des liens particuliers entre les familles et les communautés, ce qui garantit la survie de la culture inuite.

Influence des missionnaires chrétiens et des commerçants

Au 19e et 20e siècles, les missionnaires chrétiens et les commerçants qui vivent et travaillent dans le nord du Canada sont déroutés par les traditions d’attribution de noms chez les Inuits. Les Européens affirment que les noms des Inuits sont difficiles à prononcer, à orthographier correctement et à comprendre. Certains missionnaires croient aussi que les noms traditionnels des Inuits sont liés au paganisme et au chamanisme. Par conséquent, les Européens tentent d’imposer l’adoption de noms européens. Les missionnaires encouragent les Inuits à adopter leur nom chrétien de baptême comme nom officiel. Ce nouveau système introduit les noms eurochrétiens genrés dans les communautés inuites.

Certains Inuits utilisent seulement leurs noms chrétiens en présence de missionnaires, de commerçants et de fonctionnaires. Toutefois, d’autres les adoptent complètement. Même si certains admettent qu’il est difficile sur le plan émotif d’abandonner les traditions d’attribution de noms inuits, ils jugent qu’adopter les noms européens serait bénéfique à long terme pour leur famille.

Numéros de disques

Les tentatives des représentants religieux pour modifier les traditions inuites d’attribution des noms sont suivies de projets commandés par le gouvernement fédéral dans les années 1920 et 1930. Ceux-ci visent à apporter des changements supplémentaires : le gouvernement cherche à identifier plus facilement les Inuits pour gérer ses programmes et compiler des données lors de recensements. Comme les premiers missionnaires et commerçants avant eux, les fonctionnaires du gouvernement fédéral peinent à documenter les noms inuits. Puisque les femmes n’adoptent pas le nom de famille de leur mari après leur mariage, les fonctionnaires ont du mal à comprendre les liens familiaux. La culture des Inuits ne correspond pas au modèle social patriarcal des Européens. Les administrateurs gouvernementaux s’en trouvent confus. Au lieu d’adapter leurs politiques pour accommoder les traditions inuites d’attribution des noms, le gouvernement penche pour l’adoption de solutions en apparence plus simples.

Les fonctionnaires en poste dans l’Arctique canadien dans les années 1930 essaient de relever les empreintes digitales des Inuits pour identifier et documenter les communautés. Certains missionnaires et des fonctionnaires fédéraux s’y opposent. Comme la prise d’empreintes digitales est associée aux activités criminelles, ils estiment qu’elle ne devrait pas être utilisée pour identifier des gens innocents. D’autres s’opposent à cette mesure sur une base logistique. En effet, les voyages à l’échelle de l’Arctique et la prise d’empreintes digitales d’Inuits ne connaissant pas l’anglais sont extrêmement difficiles. Après divers échecs, en 1935, Dr A. G. MacKinnon, un médecin en poste dans le Pangnirtung (le Nunavut actuel), propose au gouvernement fédéral d’annuler le projet de prise d’empreintes et d’attribuer aux Inuits un disque d’identification (voir Numéros de disques inuits). Le gouvernement adopte l’idée. Lors du recensement de 1941, les recenseurs distribuent les disques. En 1945, le gouvernement refond le système, ce qui entraîne un rappel et un remplacement des numéros de disques.

Description des disques

Chaque Inuk reçoit un disque d’identification qui comporte des renseignements le concernant et son lieu de résidence. Les disques mesurent environ 2,5 cm de diamètre, sont rouge bourgogne et fabriqués de fibres pressées ou de cuir. Sur le rebord du disque, on lit « Eskimo Identification Canada » (« identification esquimau Canada »). Au centre se trouvent une couronne et, en dessous, un numéro d’identification. L’identification repose sur plusieurs éléments. Le premier est la lettre « E » pour « Arctique de l’Est » ou « W » pour « Arctique de l’Ouest », suivi d’un nombre représentant l’une des 12 régions géographiques de l’Arctique définies par les responsables du programme. La dernière partie est une série de chiffres d’identification uniques pour chaque individu. Par exemple, le numéro de disque du chef inuit Abraham « Abe » Okpik est W -3 554, et celui d’Ann Meekijuk Hanson, ancienne commissaire du Nunavut, E7-121. Les Inuits doivent conserver ce disque sur eux en tout temps. Par conséquent, la plupart cousent le disque dans leur manteau ou le portent comme collier. Les numéros d’identification des disques sont aussi utilisés dans tous les documents officiels : certificats de naissance, de mariage, de décès, etc.

Opposition

Certains décideurs politiques canadiens trouvent que les numéros de disques sont utiles pour documenter les Inuits. D’autres, y compris les missionnaires chrétiens, les jugent déshumanisants. Les opposants comparent en effet les disques aux plaques d’identité militaire ou aux bracelets d’hôpitaux, portés par des personnes qui peuvent éprouver des difficultés à s’identifier. Or, ce n’est pas le cas des Inuits. Les opposants affirment que les numéros s’inscrivent dans un grand plan d’assujettissement des Inuits à la bureaucratie de l’État canadien. En dépit de ces protestations, le système de disques est utilisé pendant près de 30 ans. Il prend fin en 1972 aux Territoires du Nord-Ouest (qui comprend le Nunavut actuel). Cependant, il reste en usage jusqu’en 1978 au Nunavik.

Le saviez-vous?
Les Inuits du Nunatsiavut (Nord du Labrador) ne sont pas visés par le programme de numéros de disques inuits. En effet, comme le Labrador ne fait pas partie du Canada au moment de la création des disques, ses habitants n’en reçoivent jamais. Après 1893, toutefois, des missionnaires moraves créent des noms de famille pour les Inuits du Nunatsiavut.


Certains Inuits se sont habitués à leur numéro de disque, et quelques-uns font valoir que les disques sont un moyen simple et efficace de communiquer avec les fonctionnaires. Cependant, dans la foulée des mouvements pour la reconnaissance des droits autochtones au cours des années 1960 et 1970, le système des disques tombe dans le discrédit. Le gouvernement canadien tente alors une fois de plus de changer la manière de donner des noms aux Inuits.

Abe Okpik et le projet Noms de famille

En 1970, en raison des critiques, le gouvernement du Canada et le conseil des Territoires du Nord-Ouest lancent un programme visant à remplacer les numéros de disques par des noms de famille. Les opposants au système des disques affirment que l’adoption de noms de famille serait plus humaine. Des projets semblables ont été menés ailleurs dans l’Arctique, y compris dans certaines parties du Groenland et de l’Union soviétique. Le commissaire des Territoires du Nord-Ouest, Stuart Hodgson, fait de ce programme un projet officiel du centenaire du territoire en 1970. Il recrute Abraham « Abe » Okpik, dirigeant inuit et conseiller des Territoires du Nord-Ouest, pour sa mise en œuvre.

Abe Okpik, qui parle couramment l’anglais et connaît de multiples dialectes de l’inuktitut, est responsable de diriger l’attribution et l’inscription des noms de famille inuits. Lors de ses voyages dans les diverses communautés inuites, il explique le nouveau système aux habitants locaux. Il répond à leurs questions et les rassure : ils choisiraient leur nom de famille. La plupart des gens choisissent de s’inscrire sous les noms de leurs ancêtres. Pendant ce processus, Abe Okpik collabore avec un linguiste pour recourir à une orthographe normalisée autant que possible. À la fin du projet, en 1971, Abe Okpik a parcouru plus de 72 420 km et interviewé plus de 12 000 personnes.

Opposants

Tandis que certains saluent les efforts d’Abe Okpik, d’autres critiquent le projet Noms de famille. Selon eux, le principal objectif du projet, soit l’attribution de noms de famille aux Inuits, est absurde. Il avance que, puisque les noms de famille n’existent pas dans leur culture traditionnelle, le projet renforce le modèle européen d’attribution des noms et écarte les modes traditionnels. De plus, même si on leur a dit que le processus d’attribution des noms était volontaire, plusieurs personnes se font imposer un nom. Dans certains cas, des gens absents pendant les visites pour l’attribution d’un nom se sont retrouvés avec un nom choisi par des membres de leur famille. Ainsi, certains enfants apprennent leur nom quand ils reviennent de l’école. Par ailleurs, certains critiquent Abe Okpik d’avoir consulté surtout des hommes et retenu des noms d’hommes pour le nom de famille de leur famille. Des femmes sont ainsi atterrées par l’invalidation de leur identité et l’attribution d’une nouvelle. Le projet Noms de famille était destiné à protéger et à promouvoir la culture inuite. Toutefois, certains soutiennent qu’il est un prolongement des politiques paternalistes.

Réaction des Inuits

Certains Inuits préfèrent le disque au nom hérité du projet Noms de famille. Ils affirment qu’il était moins préjudiciable aux traditions identitaires et moins intrusif que les autres interventions bureaucratiques. Certains Inuits ont accepté leur disque, et certains y sont attachés de façon émotive. Il est devenu un élément de leur identité et de leur histoire familiale. Il symbolise pour eux un rappel du passé colonial du Canada et du chemin parcouru par les Inuits. Même si le gouvernement fédéral ne reconnaît plus le disque numérique, certains Inuits, notamment des sculpteurs et des artistes graphistes, continuent d’utiliser leur numéro comme mode d’identification. Officiellement, toutefois, les Inuits utilisent aujourd’hui des noms eurocanadiens et inuits.

Réappropriation des noms de famille inuits

Après la création du territoire du Nunavut, le 1er avril 1999, les Inuits deviennent l’un des premiers peuples autochtones à récupérer des territoires sur la base de titres autochtones. La création du Nunavut ranime un sentiment de fierté et un désir de réappropriation des traditions et coutumes culturelles inuites. Le mouvement de revendications entraîne le remplacement de noms de lieux géographiques par des noms inuits. Par exemple, le 1er janvier 1987, la ville de Frobisher Bay est rebaptisée Iqaluit. En inuktitut, ce mot signifie « poissons ». Iqaluit était le mot utilisé par les Inuits avant que l’endroit soit baptisé du nom de Martin Frobisher, l’explorateur anglais ayant navigué dans la région dans les années 1500. Le 19 avril 1995, la ville est choisie comme capitale du Nunavut.

La Cour de justice du Nunavut est saisie de demandes de personnes voulant changer leur nom pendant cette période. Les gens ayant reçu des noms chrétiens les conservent généralement, mais des efforts sont déployés pour corriger l’orthographe de noms afin qu’ils soient plus conformes aux langues inuites.

Depuis les années 1990, les écoles du Nord du Canada sensibilisent et renseignent davantage les jeunes sur les systèmes traditionnels d’attribution des noms chez les Inuits. Par exemple, dans les Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut, les élèves les apprennent dès le primaire. Les cours de sciences sociales et d’études nordiques, élaborés pour la première fois dans les années 1990, utilisent un programme de formation culturelle comme Dene Kede et Inuuqatigiit, qui visent à contribuer de façon positive au sentiment identitaire et patrimonial des étudiants.

Portée

La création des numéros de disques et des noms de famille modifie les traditions d’attribution de noms inuites ainsi que les relations entre les Inuits et l’État. Toutefois, dans chaque cas, les Inuits trouvent des moyens de contrecarrer les modifications et de préserver leurs traditions. Aujourd’hui, les Inuits utilisent une combinaison de noms eurochrétiens et inuits, et mettent l’accent sur le retour des caractéristiques de l’attribution traditionnelle des noms.

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