Affaire Gerald Stanley | l'Encyclopédie Canadienne

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Affaire Gerald Stanley

Le 9 février 2018, Gerald Stanley, un fermier blanc de la Saskatchewan rurale, est acquitté du meurtre et de l’homicide involontaire de Colten Boushie, un homme cri de 22 ans. L’acquittement cause beaucoup de controverse, mais les poursuivants ne portent pas la décision en appel. La décision mène cependant le gouvernement de Justin Trudeau à abolir les récusations péremptoires, qui ont permis à l’équipe juridique de Gerald Stanley de rejeter cinq personnes autochtones du jury qui l’a acquitté, finalement formé entièrement de Blancs. En 2021, une enquête menée par un organisme civil de surveillance conclut que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) s’est montrée insensible et a fait preuve de discrimination raciale à l’endroit de la mère de Colten Boushie. Elle établit aussi que la police a effectué un mauvais traitement des preuves et des témoins. Une enquête du Globe and Mail révèle aussi que la GRC « a détruit des communications policières enregistrées la nuit où Colten Boushie est mort. »

Mots-clés

Récusation péremptoire : Droit du poursuivant ou de l’accusé de s’opposer à un membre potentiel du jury sans avoir à justifier son objection. Le poursuivant et l’accusé ont tous deux droit à un nombre limité de récusations péremptoires, qui dépend de l’infraction.

Décès de Colten Boushie

Le 9 août 2016, Colten Boushie et quatre amis de la Première Nation Red Pheasant partent en voiture pour aller se baigner. Victimes d’une crevaison, ils s’arrêtent sur la ferme de Gerald Stanley. Les cinq amis ont bu. Deux d’entre eux sortent de la voiture et semblent tenter de faire démarrer un véhicule tout-terrain appartenant aux Stanley.

Gerald Stanley et son fils, Sheldon, accourent vers le véhicule où se trouvent Colten Boushie et ses amis, puis Sheldon frappe le pare-brise du véhicule à l’aide d’un marteau. Colten Boushie et ses amis tentent alors de s’enfuir, mais entrent en collision avec un autre véhicule sur la propriété des Stanley avant de s’immobiliser. Cassidy Cross et Eric Meechance sortent ensuite du véhicule et s’enfuient en courant. Ils affirment que Gerald Stanley, qui a entre-temps récupéré un pistolet dans son garage, tire deux balles dans leur direction. L’homme soutient quant à lui que les deux balles avaient été tirées en guise d’avertissement. Pendant le procès, le juge dit aux jurés que s’ils en viennent à la conclusion qu’il s’agissait effectivement d’un avertissement, alors les coups de feu sont justifiés comme étant un acte de défense de la propriété.

Pendant son témoignage, Gerald Stanley affirme qu’après avoir tiré les deux premiers coups de feu, il a couru vers le véhicule endommagé et a trouvé Colten Boushie à la place du conducteur. Il soutient qu’il craignait alors pour sa famille. Il a regardé sous la voiture pour voir si sa femme, qui tondait le gazon tout près, avait été renversée. Selon lui, il est ensuite retourné à la fenêtre du conducteur et a tenté d’éteindre le véhicule d’une main en tenant, dans l’autre, son pistolet. Il déclare que le pistolet s’est accidentellement déchargé, et ce, même si son doigt n’était pas sur la détente. Cette défense controversée du « long feu » s’appuie sur le fait qu’un vieux pistolet muni de vieilles balles s’est déchargé de lui-même, par accident. Belinda Jackson, qui était à l’arrière du véhicule dans lequel Colten Boushie a été tué, affirme que Gerald Stanley a tiré deux fois sur le jeune homme. Cependant, des preuves médicolégales démontrent sans équivoque que Colten Boushie a reçu un seul coup fatal à l’arrière de la tête.

Enquête de la GRC

À son arrivée, la GRC arrête Gerald Stanley. Elle arrête et accuse aussi les compagnons de Colten Boushie, mais les accusations à leur égard sont plus tard retirées. Pendant l’enquête, plusieurs problèmes surviennent. Notamment, aucun spécialiste des éclaboussures de sang ne se rend sur la scène du crime, et le sang et les traces de pas sont effacés par la pluie. De plus, cinq jours après la mort du jeune homme, la GRC relâche le véhicule où a eu lieu l’incident.

Après avoir parlé avec son avocat, Gerald Stanley invoque ses droits et refuse de faire une déclaration à la police. Il est mis en libération sous caution en moins d’une semaine. L’homme est accusé de meurtre et d’homicide involontaire par l’usage négligent d’une arme à feu.

C’est pendant qu’elle fouille la résidence de Colten Boushie que la GRC informe Debbie Baptiste, la mère du jeune homme, du décès de son fils. La nuit de sa mort, des unités tactiques de la GRC entourent la maison de Debbie Baptiste dans la Première Nation Red Pheasant à la recherche de l’ami de Colten Boushie, Cassidy Cross. Celui-ci n’est pas retrouvé, mais se rend de lui-même à la police le lendemain. Debbie Baptiste se plaint des interventions de la GRC et intente une poursuite civile contre l’organisation.

L’affaire provoque des conflits sur les réseaux sociaux : certains membres de la communauté appuient Gerald Stanley pour s’être défendu contre le crime rural, tandis que d’autres ont recours à des stéréotypes racistes. Le premier ministre de la Saskatchewan, Brad Wall, demande de mettre fin aux « commentaires racistes et haineux » et incite la population à faire confiance à la GRC pour bien mener l’enquête.

Sélection du jury

Le jury est choisi en moins d’une journée. Les jurés potentiels ne se font pas demander s’ils peuvent juger l’affaire sans s’appuyer sur la publicité ayant eu lieu avant le procès ou sur les stéréotypes racistes portant sur Colten Boushie et ses compagnons. L’équipe juridique de Gerald Stanley procède à cinq des quatorze récusations péremptoires auxquelles il a droit pour retirer les personnes visiblement autochtones. La famille de Colten Boushie s’oppose à ces récusations. Sa mère, avant le procès, affirme que « si le jury est entièrement blanc, nous n’avons aucune chance ».

Le saviez-vous?
Au cours de l’histoire, de nombreux procès de personnes autochtones ou métisses ont été jugés par des jurys entièrement blancs. Par exemple, à l’aube de la rébellion du Nord-Ouest de 1885, un tel procès est tenu à Battleford et se conclut par une pendaison publique de huit hommes autochtones. Le premier ministre John A. Macdonald espère alors que le procès et l’exécution vont « convaincre l’homme rouge que c’est l’homme blanc qui gouverne ». Plus récemment, Stony Lee Cyr avance qu’une disposition du Traité no 4 visant à assurer de l’aide et de l’assistance aux Autochtones exige que son procès criminel à Regina soit décidé par un jury formé de six citoyens autochtones et de six non-Autochtones. La cour de la Saskatchewan rejette toutefois son argument. Pendant le procès, le shérif affirme qu’il ne peut se rappeler aucune affaire à Regina pour laquelle le sort d’un accusé autochtone a été décidé par un juré autochtone.

Procès

Des experts en armes à feu témoignent pendant le procès. Cependant, ils ne réussissent pas à déterminer si un « long feu » accidentel a eu lieu. Un long feu résulte d’un délai entre l’appui sur la détente et la décharge d’une balle. L’expert de la GRC du poursuivant affirme que deux études publiées ont déterminé que la durée d’un long feu est généralement de moins d’une demi-seconde, rendant ainsi la défense de Gerald Stanley invraisemblable. Parallèlement, le juge en chef de la Cour du Banc de la Reine, Martel Popescul, accepte comme pièce à conviction un guide de sécurité de chasse qui suggère de maintenir les fusils en position sécuritaire pendant 30 à 60 secondes si aucune décharge ne s’est produite après avoir appuyé sur la détente. Aucune expérience ou étude scientifique n’a été menée pour appuyer cette théorie d’un long feu de plus longue durée. Le juge accepte également la déclaration de deux témoins profanes affirmant avoir déjà fait l’expérience de longs feux d’une durée de 7 à 12 secondes. Une plus longue durée semble toutefois être nécessaire pour justifier la suite d’événements telle que se la rappelle Gerald Stanley.

Les avocats de Gerald Stanley remettent en cause la crédibilité des compagnons de Colten Boushie quant à leurs témoignages pendant l’enquête préliminaire et le procès. Les casiers judiciaires des deux hommes et les incohérences dans leurs propos sont soulevés comme étant la preuve d’un manque de crédibilité. Un ami de Colten Boushie admet également avoir utilisé un fusil de calibre .22 non fonctionnel pour tenter de briser la vitre d’une voiture dans une autre ferme plus tôt dans la journée. La crosse du fusil est d’ailleurs retrouvée sur cette propriété. La témoin qui prenait place sur la banquette arrière est quant à elle accusée de mentir parce qu’elle affirme avoir vu l’homme tirer deux balles, alors que les preuves démontrent qu’un seul coup a été tiré. Il est également soulevé qu’elle n’a pas mentionné les coups de feu à la GRC lors de son premier interrogatoire. Le procureur de la Couronne dit finalement au jury de ne pas tenir compte de son témoignage.

Dans son témoignage, Gerald Stanley affirme avoir eu peur pour sa famille, étant donné qu’un meurtre avait été commis en 1994 sur une ferme voisine par des membres de la Première Nation Red Pheasant. Il fait également référence à l’utilisation d’automobiles comme armes, probablement en référence à l’attaque terroriste perpétrée à Nice, en France, en juillet 2016.

Le juge ne parle jamais au jury de la loi de la légitime défense ou de celle de la défense des biens. Ces deux lois exigent que la perception de l’accusé et sa réaction à la menace soient raisonnables et pas seulement sincères. Cette omission peut être due en partie au fait que Gerald Stanley n’invoque jamais officiellement la légitime défense, et ce, bien que son avocat ait insisté pendant sa conclusion finale sur le fait que, contrairement aux citadins, les « Stanley étaient laissés à eux-mêmes » et ne pouvaient pas s’attendre à ce que la police arrive rapidement. De plus, il avance que la famille Stanley s’est retrouvée dans une « situation cauchemardesque » où un véhicule a été utilisé comme « arme » et où il y a eu « vol et accident ».

Le juge donne des directives au jury quant à la défense du « long feu » et insiste sur le fait que l’homme doit se voir accorder le bénéfice du doute raisonnable. Toutefois, il indique clairement que, même si l’arme à feu a été déchargée accidentellement, le jury doit évaluer si l’accusé est coupable d’homicide involontaire en raison de l’usage négligent d’une arme à feu. Il note aussi, sans élaboration, que le jury doit également déterminer si l’homme avait une excuse légitime pour cet usage négligent. Au Canada, les jurys ne dévoilent pas les raisons de leur verdict et, en vertu de la loi, ne peuvent pas révéler la nature de leurs délibérations. La manière dont le jury est arrivé à son verdict est donc inconnue.

Acquittement et contrecoups

Après 15 heures de délibérations, le jury acquitte Gerald Stanley du meurtre et de l’homicide involontaire de Colten Boushie. Les jurés et Gerald Stanley sont tous précipités hors de la salle d’audience. L’acquittement surprend beaucoup d’observateurs expérimentés, qui s’attendent au moins à un jugement d’homicide involontaire. Certains invectivent Gerald Stanley, lui criant qu’il est un assassin. Le soir de l’acquittement, le premier ministre Justin Trudeau et la ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould émettent tous deux des commentaires et soulignent l’importance de faire mieux. Plusieurs interprètent cela comme une critique du verdict du jury.

Un représentant du procureur général de la Saskatchewan annonce plus tard qu’il ne portera pas l’acquittement en appel et affirme que le poursuivant, l’avocat de la défense et le juge du procès n’ont commis aucune erreur de droit. Selon le Code criminel, une erreur de droit est la seule raison pour un procureur de remettre en cause un acquittement. Le représentant du procureur général avance également que personne ne devrait manquer de confiance quant au système de justice et que toute réforme relève des gouvernements élus. Aucune investigation ou enquête de coroner n’est menée pour le décès de Colten Boushie, et ce, bien que l’événement soit l’objet d’un documentaire, de livres et d’une pièce de théâtre.

Moins de deux mois après l’annonce du verdict, la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, présente un projet de loi omnibus de réforme légale au parlement. En se basant sur des recommandations de l’Enquête publique sur l’administration de la justice et les populations autochtones menée au Manitoba en 1991, elle propose d’abolir les récusations péremptoires.

En mars 2021, la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la GRC (CCETP), l’agence de surveillance de la GRC, conclut une enquête de trois ans sur la gestion de ce dossier. Le rapport de la CCETP conclut que la GRC s’est montrée insensible et a fait preuve de discrimination raciale à l’endroit de la mère de Colten Boushie, Debbie Baptiste, quand sept agents ayant dégainé leurs armes ont effectué une fouille illégale de son domicile et l’ont informée de la mort de son fils. L’enquête révèle également que la police a effectué un mauvais traitement des preuves et des témoins, et que le communiqué de presse initial de la GRC à propos de la fusillade donnait l’impression que « la mort du jeune homme était “méritée” ». Le rapport conclut qu’en général, l’enquête de la police a été « professionnelle et raisonnable », mais que des changements significatifs devraient être apportés à l’organisation. Cependant, le Globe and Mail rapporte que la GRC « a examiné parallèlement la gestion du dossier sans en avertir l’agence civile de surveillance » et qu’elle « a détruit des communications policières enregistrées la nuit où Colten Boushie est mort ». La GRC indique alors que les enregistrements n’avaient pas de valeur comme preuves et qu’ils ont été détruits deux ans après la fin de l’affaire, suivant sa politique de conservation des enregistrements. Toutefois, ils ont été détruits en dépit du fait que l’enquête de la CCETP était annoncée à ce moment-là et la poursuite civile contre la GRC par la famille de Colten Boushie était intentée.

Répercussions juridiques et sociales

L’abolition des récusations péremptoires est le legs juridique le plus important découlant de l’affaire Gerald Stanley. Elle a cependant été critiquée comme étant incompatible avec le droit de l’accusé d’avoir accès à un jury en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. Au début de 2020, la décision est toutefois maintenue par la Cour d’appel de l’Ontario et est déclarée comme conforme à la Charte.

Les conséquences sociales de cette affaire comprennent notamment une polarisation quant à la criminalité rurale et à l’utilisation d’armes à feu. L’événement a également augmenté la méfiance des Autochtones par rapport au système de justice pénale, en plus de mettre au jour du racisme systémique dans la police et le système de justice pénale. Un sondage populaire mené peu de temps après l’acquittement montre que 32 % des Canadiens pensent qu’il s’agit d’un mauvais verdict tandis que 30 % (et 63 % en Saskatchewan) affirment que le verdict est bon et juste.