Marie-Josèphe Angélique : Montréal en feu | l'Encyclopédie Canadienne

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Marie-Josèphe Angélique : Montréal en feu

Écoutez Fort et libre, une baladodiffusion en six parties de Historica Canada, produite par Media Girlfriends. Parce que l'histoire des Noirs c’est l'histoire du Canada.

Marie-Josèphe Angélique était une femme noire asservie appartenant à Thérèse de Couage de Francheville, à Montréal. En 1734, elle a été accusée d’incendie criminel après qu’un incendie a rasé le quartier des marchands de Montréal. Il a été allégué qu’Angélique a commis cet acte en tentant de fuir son asservissement. Elle a été condamnée, torturée et pendue. Bien qu’on ne sache toujours pas si c’est bien elle qui a mis le feu, l’histoire d’Angélique est devenue un symbole de la résistance et de la liberté noires.

Nous discutons de l’histoire d’Angélique, et de l’asservissement au Canada avec trois femmes qui ont étudié le procès :  la docteure Afua Cooper, historienne, poète, et professeure à l’Université Dalhousie; Denyse Beaugrand-Champagne, historienne et archiviste; et Ayana O’Shun, réalisatrice du film « Black Hands : Trial of the Arsonist Slave ».

Josiane Blanc : Avant de commencer, il est important de mentionner que cet épisode aborde l'histoire violente et inhumaine de l'esclavage des Africains au Canada. Le jugement de l’auditeur est conseillé.

Lorsque nous parlons d’esclavage, nous avons tous ces images ancrées dans nos esprits de Noirs travaillant jusqu'à l'épuisement sous un soleil de plomb dans les champs de coton de nos voisins du sud. Mais si je vous dis qu'il y avait aussi de l'esclavage au Canada, comment réagissez-vous ? Avec surprise ? 

Si c'est une nouvelle pour vous, je sais que vous vous posez probablement la question : « Pourquoi est-ce que j'apprends ça seulement maintenant ? »

Eh bien, vous n'êtes pas seul. Aujourd’hui encore, la plupart des Canadiens ignorent encore notre passé esclavagiste. Pour ma part, c'est en 2010, au début de ma vingtaine, lorsque j'ai vu le documentaire « Les mains noires » réalisé par ma cousine Ayana, que j'ai appris l'existence de l'esclavage des Noirs ici au Canada. Elle-même l'a appris seulement quelques années avant moi.

Ayana O’Shun : On parle de la fin des années 2000. Donc, il me semble que c’était aux environs de 2006 - 2007, dans ces eaux-là. Et ce qui m’avait profondément choquée, en fait, c’est que c’est une histoire qu’on m'a cachée et que c’était une histoire qui était, en fait, connue. Mais quand je dis qu’on m’avait cachée, c’est pas personnel à moi, c’est à tous les Québécois, en fait, qu’on a caché cette histoire-là.

JB : Je me souviens avoir été choquée moi aussi. Mes années passées en cours d'histoire avec Samuel de Champlain et Jacques Cartier sans la moindre mention de cet élément important de notre passé. Pourtant, à l'époque la Nouvelle-France, l'asservissement des Noirs et des Premières Nations était une pratique courante.

Voyez- vous, il y avait un système appelé la traite transatlantique des esclaves, par lequel les colonisateurs européens capturaient et transportaient des Africains à travers l'océan Atlantique vers des endroits comme l'Europe, l'Amérique du Nord et du Sud et les Caraïbes. Des Africains en esclavage ont même été emmenés en Nouvelle-France, ce qui signifie que pendant environ 200 ans, une grande partie de ce qui est maintenant le centre et l'est du Canada était un territoire d'esclaves. Entre 1629 et 1834, on comptait plus de 4 000 esclaves, principalement dans ce qui est aujourd'hui le Québec. Mais l'esclavage n'était pas aussi répandu ici qu'ailleurs.

En tant colonie française, puis britannique, la Nouvelle-France participait à la traite des fourrures opérée par de petits groupes d'autochtones et de colonisateurs français, et ne nécessitait donc pas travail d'esclave. Dans les colonies britanniques des Amériques, le travail des esclaves faisait partie intégrante de l'économie, et les Noirs d’Afrique étaient forcés de travailler dans les plantations pour récolter des cultures telles que le coton, la canne à sucre et le tabac.

La plupart des Noirs réduits en esclavage dans ce qui est maintenant le Québec étaient forcés de vivre et de travailler dans des maisons familiales, principalement à Québec ou à Montréal. Mais au fil du temps, l'esclavage est également apparu dans les colonies britanniques et françaises qui sont devenues le Canada.

Aujourd'hui, je vais vous raconter l'histoire d'une femme en particulier, une femme noire asservie du nom de Marie-Josèphe Angélique. Avant que ma cousine Ayana ne réalise son documentaire sur l'esclavage en Nouvelle-France, elle a produit une pièce sur Marie-Josèphe Angélique. Dans son documentaire, inspiré de la pièce, Ayana a fait revivre Angélique, en jouant son rôle dans les reconstitutions.

AO : L'une des raisons pour laquelle j'ai voulu incarner Angélique aussi c’est parce que c’est pas le personnage typique d’esclave dont tu parles justement. Tu sais, il y a toute un courant, si on veut, qu’on appelle aussi en cinéma « les autres », les films d’esclaves où ceux sont des victimes.

JB : L'histoire de Marie-Josèphe est devenue plus grande que nature. C'était une femme esclave au franc-parler qui vivait à Montréal au début des années 1700. Elle s'est rebellée contre son asservissement forcé et a tenu tête à sa propriétaire française. Résultat, on a prétendu qu'elle aurait allumé un incendie.

Aujourd'hui, je vais vous raconter comment, en 1734, cette femme réduite en esclavage est devenue connue de tous à Montréal.

Je m’appelle Josiane Blanc et vous écoutez Fort et libre, une baladodiffusion de Historica Canada. Parce que l’histoire des Noirs est l’histoire du Canada.

Afin de comprendre l'histoire d'Angélique, j'ai décidé de me tourner vers deux historiennes qui ont toutes les deux consacré plusieurs années de leur vie à étudier attentivement les archives.

Denyse Beaugrand-Champagne : Alors, mon nom est Denyse Beaugrand-Champagne. J'ai travaillé comme archiviste à Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Montréal.

JB : C'est lors d'un projet de recherche sur la construction de Montréal que Denyse découvre les archives du procès de Marie-Josèphe Angélique. Marie-Josèphe Angélique a été jugée pour avoir déclenché un incendie qui a détruit une grande partie du Vieux-Montréal en 1734.

Mais avant que Marie-Josèphe ne soit accusée d'avoir mis le feu, avant même son arrivée en Nouvelle-France, les archives nous apprennent qu'elle est née au Portugal. Les archives historiques nous apprennent également que c’est un Néerlandais du nom de Nichus Block qui la possédait et qui l'avait amenée à New York. On ne sait pas comment elle arrivait en Nouvelle-France, mais nous savons qu'elle était vendue à un homme du nom de François Poulin de Francheville et qu'elle s'est retrouvée à 20 ans, esclave à Montréal, travaillant dans sa maison. 

Mais qui était-elle réellement ?

Grâce à ses recherches, Denyse a pu se faire une idée de la manière dont on percevait Angélique.

DBC : C'est une femme qui se gêne pas pour donner son opinion. Ce n'est pas une introvertie, ce n'est pas du tout une introvertie. Et elle donne son opinion. Elle répond à sa maîtresse, car ça fait pas son affaire.

JB : Afua Cooper est aussi une historienne qui partage cette compréhension d'Angélique.

Afua Cooper : Je m'appelle Afua Cooper. Je suis historienne, poète, et j'enseigne dans les départements d'histoire, de sociologie et d'anthropologie sociale de l'Université Dalhousie où je coordonne la mineure en Études sur la diaspora Noire et africaine.

Selon Madame de Francheville, Angélique n'était pas une esclave obéissante. Elle ne facilitait pas la vie de Madame, selon son point de vue. Elle la menaçait. Elle avait dit à la Madame qu'elle allait la brûler. Elle l’a appelée une s---- à la figure.

DBC : C'est une femme, une esclave, une Noire à Montréal qui a une personnalité comme Angélique. Ça dérange, ça dérange beaucoup. On n'aime pas ça.

JB : Au moment de l'incendie, Angélique avait un conjoint, lui aussi esclave, et 3 des enfants du couple étaient décédés. Elle avait subi de grandes pertes. Si nous voulons mieux la comprendre et comprendre l'esclavage qui existait dans ce qui est maintenant le Québec, reprenons depuis le début et plantons le décor d'une société pendant la traite des Noirs à l’époque de Marie-Josèphe Angélique.

DBC : Alors, sur la question des débuts de la vie de Marie-Josèphe Angélique, il faut que les gens comprennent qu'il y a pas de journaux à l'époque, que tout ce qu'on a, tout ce qu'on possède sur l'histoire d'Angélique, est contenu dans le procès qui a été tenu contre elle en 1734.

JB : C'est ainsi que l'on sait qu'à son arrivée en Nouvelle-France, Marie-Josèphe Angélique avait 20 ans. Elle était l’esclave de Monsieur de Francheville qui possédait deux maisons, une ferme à l'extérieur de Montréal et une importante forge près de Trois-Rivières. Mais 8 ans plus tard, en novembre 1733, François de Francheville meurt.

AC : Sa veuve devient alors la propriétaire légale de Marie-Josèphe Angélique. Et c'est un peu là que l'histoire prend de l'ampleur, car à la mort du Sieur de Francheville, Angélique dit à sa maîtresse qu'elle part parce que, selon elle, le Sieur de Francheville lui avait promis sa liberté. Mais la maîtresse répond : « Non, ça ne se fera pas. Tu ne peux pas partir. Tu m'appartiens. »

Angélique la menace, et selon les procès-verbaux, elle dit qu'elle allait s'enfuir. Elle déteste Montréal, elle déteste le Canada. Elle veut retourner dans son pays, au Portugal.

JB : Il est impossible de savoir si Monsieur de Francheville lui avait vraiment promis sa liberté, mais nous savons certaines choses avec certitude. Y compris le fait qu'il y a eu un incendie, pas le grand qui a détruit le Vieux-Montréal – nous y arriverons dans une minute – mais un petit, dans une maison où logeait Angélique. C'est arrivé trois mois après la mort du propriétaire de Marie-Josèphe Angélique, Monsieur de Francheville. C'était en février 1734. Angélique logeait chez le beau-frère de Madame de Francheville, Alexis Lemoine Monière.

DBC : Marie-Josèphe dormait dans une grande salle où il y avait un poêle à bois qu'elle avait rempli de copeaux de bois et elle s'était couchée tout près. À un moment de la nuit, il y a une des personnes de la famille de monsieur Lemoine Monière qui a vu qu'Angélique s'était endormie près du poêle à bois, mais qu'elle avait mis trop de bois et que le poêle était surchargé et qu'il y avait des étincelles qui étaient tombées près de sa couverture qui avait pris en feu. Au même moment, ou à peu près au même moment en bord, le feu a pris aussi où les hommes étaient couchés.

JB : Qui étaient ces hommes? L'un d'eux était l'amant de Marie-Josèphe Angélique, Claude Thibault. Claude Thibault travaillait également pour Madame de Francheville, faisant de petits travaux dans sa maison.

DBC : Le lendemain matin, quand la maisonnée s'est réveillée, Claude Thibault et Angélique manquaient à l'appel.

JB : Je vous parler de Claude Thibault, l'amant de Marie-Josèphe Angélique. C'était un blanc, un ancien prisonnier français envoyé ici par le roi et mis sous contrat pour passer trois ans dans les hivers glacés de la Nouvelle-France. Claude Thibault n'avait qu'une envie : retourner dans sa France natale. Claude et Angélique se sont enfuis ensemble ; elle voulait s'enfuir au Portugal.

AC : C'était en février 1734. Et ils ont dit qu'ils allaient en Nouvelle-Angleterre ou à New York. Alors ils se sont enfuis et ils ont pu rester cachés, rester à l'écart pendant deux semaines avant d’être arrêtés.

C'est ce qui s'est passé, et comme je l'ai dit, quand ils sont revenus, quand la police les a ramenés à Montréal, Thibault a été envoyé en prison et Angélique a été retournée à sa maîtresse. Angélique a continué à rendre visite à Thibault en prison. Elle lui apportait de la nourriture.

JB : Claude Thibault est emprisonné le 4 mars 1734 et il passera un mois derrière les barreaux. À sa sortie de prison, Claude rend visite à Madame de Francheville, qui n'est pas contente de le voir et lui dit de ne jamais revenir.

DBC : Elle lui dit de ne plus jamais revenir chez elle. Elle le chasse et elle est très, très, très claire là-dessus. Elle ne veut plus jamais qu’il remette les pieds dans sa maison et elle lui dit qu'elle a vendu Angélique.

JB : C'est la vérité. Mme de Francheville avait conclu un marché et vendu Angélique.

AC : Elle ne voulait pas être vendue. Quand elle est revenue à Montréal, elle a dit à sa maîtresse : « Je vais bien me comporter. S'il vous plaît, ne me vendez pas. Je serai sage. Je serai sage. Ne me vendez pas. Je ne veux pas être vendue à nouveau. »

Mais Madame l'a vendue. En avril, Madame lui dit : « Je t’ai vendue. C'est chose faite. Tu pars à Québec en avril. Avec la fonte des glaces, la flotte de pêche va partir. Je t’envoie avec la flotte de pêche. »

JB : Voilà ce qui se passait à la résidence de Francheville. Il y avait beaucoup de conflits. Ce qui nous amène au jour du grand incendie.

DBC : Alors ce qu’on sait, c'est que le 10 avril, c'est un samedi. Mme de Francheville, est donc, en haut, en haut de ville sur - à l’église pour les prières de soir. Et Marie-Josèphe Angélique est sur le pas de la porte. Elle garde les deux petites filles. Elle les regarde jouer. Elle est là avec une esclave amérindienne qui vit dans la maison à côté, à l'ouest. Et voilà, soudainement, quelqu'un crie au feu.

Et là, tout va se dérouler très rapidement.

AC : Le feu s’est propagé très rapidement. On dit que les bardeaux volaient dans les airs et atterrissaient sur les toits des voisins. L'incendie a pris naissance dans la maison de Thérèse de Couagne où Angélique était domiciliée…

JB : Pour clarifier, Thérèse de Couagne est Madame de Francheville. De Francheville est son nom de mariage.

Donc, un feu s’est déclenché…

AC : ... et il se propage au reste du quartier marchand de Montréal et rase le quartier marchand ainsi que l'hôpital, l'Hôtel Dieu et de nombreux autres bâtiments.

DBC : Et trois heures plus tard, donc vers 10 heures, 11 heures du soir, il y a 46 maisons qui ont été détruites.

JB : Très vite, une rumeur commence à circuler dans la ville selon laquelle ce serait Claude Thibault et Angélique qui auraient mis le feu à la maison de Mme de Francheville. Il est important de noter qu'Angélique ne s'est pas enfuie cette nuit-là. Elle est restée pour aider les gens qui fuyaient l'incendie.

Et puis le jour suivant...

AC : Les policiers sont venus, ils l'ont arrêtée le matin du 11 avril. Elle a été placée en détention provisoire. Puis ils l'ont emmenée au tribunal le lendemain matin et elle a été accusée de l'incendie.

JB : Cependant, personne n'a vu Marie-Josèphe Angélique mettre le feu.

DBC : La loi criminelle de 1670. Dans ce document, la loi criminelle de 1670, il est clairement écrit que on peut arrêter, accuser et condamner quelqu'un sur la base d'une rumeur publique. Alors c'est ce qui est arrivé. Et tout le procès est basé sur cette rumeur.

JB : Le lendemain de l'incendie, Angélique est jetée en prison. Et où est Claude Thibault dans tout ça ?

AC : Thibault a été officiellement accusé. Thibault a été considéré comme un complice et puis il y avait un document émis pour son arrestation, mais il avait déjà disparu.

DBC : Et en tant de trouver Claude Thibault pour l'arrêter mais personne sait où il est.

JB : Ainsi commence le procès d'Angélique.

DBC : Et puis là, il va commencer un long procès. C’est tout à fait inhabituel en Nouvelle-France, à Montréal. Un procès en Nouvelle-France, c'est très rapide. C'est une question d'une journée, deux journées. C'est réglé.

AC : Ils ont fait venir au moins vingt-quatre personnes, des témoins qui ont dit : « Oui, on l'a vue, on l'a vue regardant vers le toit. » Et comme on l'a dit plus tôt, un témoin a rapporté : « Elle m'avait dit qu'elle allait faire brûler sa maîtresse. Elle voulait retourner au Portugal. » Un autre témoin a dit qu'elle détestait le Canada.

DBC : Tout le monde dit la même phrase :  « Je ne sais pas qui a mis le feu à la maison de Mme de Francheville, mais je crois, je soupçonne ou je suis certain que c'est Angélique. » C'est tout le temps la même phrase.

JB : Puis, après plusieurs semaines peu concluantes, un nouveau témoin est appelé à témoigner contre Angélique.

DBC : Une petite fille de 5 ans qu'on amène devant le juge, donc on voit qu'en Nouvelle-France, à cette époque-là, même des enfants pouvaient témoigner. Marie Amable Lemoine Monière est amenée devant le juge par son père, Alexis Lemoine Monière, qui est le beau-frère de Mme de Francheville.

JB : Monière est le beau-frère chez qui le premier petit incendie s'est produit. Vous rappelez-vous, quand Marie-Josèphe Angélique avait rempli le poêle à bois et s'est endormie et que le matin, elle et son amant Claude s'étaient enfuis ? Oui, c'était chez Monière. Et maintenant, sa fille de 5 ans est présentée comme témoin au procès : Marie Amable.

AC : Et elle a dit, elle a témoigné qu'elle avait vu Angélique avec le poêle, et qu'Angélique regardait le toit et ainsi de suite.

DBC : La petite fille va déclarer qu'elle a vu Angélique monter au grenier avec une petite pelle et des tisons.

JB : Face à ce nouveau témoignage, la réaction d'Angélique est d'autant plus surprenante.

DBC : Elle se penche vers la petite fille. Elle va chercher dans… Angélique va chercher dans son tablier un petit morceau, un morceau de sucre. Et elle l'offre à Amable et elle lui dit...

AC : « Ah, ma pauvre, qui t'a poussée à dire ça ?  Tu es si gentille. Veux-tu un bonbon ? Une friandise ? »

DBC : C’est fascinant, non ? Elle ne dit pas “tu es une menteuse. Ce n'est pas arrivé. Tu ne m'as pas vue parce que je ne l'ai pas fait”. Rien, rien, rien. Elle se penche vers Marie Amable. Elle lui dit « Qui t'a dit de dire cela ? » et c'est tout. C'est là que le procès s'arrête.

JB : Avec l'entrée tardive d'un témoin âgé de 5 ans.

AC : C'était pour prouver sa culpabilité, c'était pour cimenter sa culpabilité. Elle était une esclave. Ce n'est pas comme si quiconque avait de la sympathie pour elle. Personne n'avait de la sympathie pour elle et elle devait se défendre elle-même.

C'était Marie-Josèphe Angélique contre toutes et tous.

JB : Malgré le peu de preuves disponibles, Marie-Josèphe Angélique est reconnue coupable et condamnée. Veuillez noter que le passage suivant comprend des descriptions sur la brutalité de l'esclavage.

AC : Ils voulaient qu'elle soit brûlée vive.

DBC : Qu’elle aille devant l'église paroissiale porter un flambeau, qu'on la promène dans les rues de Montréal, dans une charrette remplie d'immondices, de déchets.

JB : Mais selon les lois de la Nouvelle-France, lorsqu'une personne est reconnue coupable, l'affaire doit également être entendue en Cour suprême avant d'être finalisée. 

AC : Quand elle est passée devant la Haute Cour de Québec, ils ont dit : « Non, c'est trop barbare, ne la brûlez pas vivante. Pendez-la d'abord, puis brûlez le corps, et jetez les cendres aux quatre vents. »

DBC : Mais par contre, on va conserver l'étape de la torture par brodequins.

Faisons une pause. Les brodequins ce sont des morceaux de bois très durs, sans doute du chêne qu'on met de chaque côté de vos jambes à partir des chevilles jusqu'aux genoux. Ensuite, on introduit un coin, c’est à dire une pointe en bois, à l'intérieur d'une planche entre, si vous voulez, le genou et la planche de chêne et le bourreau frappe avec un maillet sur le coin.

JB : Angélique est renvoyée à Montréal et le 21 juin, peu avant sa mise à mort, elle est torturée dans sa cellule pour obtenir un aveu. C'était une forme brutale de torture.

Marie-Josèphe Angélique a maintenu son innocence jusqu'au tout premier coup de marteau, et alors elle a rapidement avoué.

DBC : Elle va dire « oui, oui, oui, c'est moi. Oui, c'est moi ». Alors, n'importe qui répondrait « oui, c'est moi ». C’est à dire, c'est tellement intense comme douleur qu'avant de tomber dans les pommes, vous allez dire oui, c'est moi, huh ?

JB : Malgré son aveu, ils ont continué à la torturer jusqu'à ce qu'elle hurle qu'elle voulait mourir. Ils voulaient qu'elle nomme un complice, mais elle ne l'a jamais fait, insistant qu'elle était seule à avoir mis le feu.

On a ensuite défilé Marie-Josèphe Angélique dans les rues de Montréal, vêtue d’une chemise blanche avec le mot « Incendiaire » brodé dessus, tout en tenant une torche, pour faire face à son exécution. Et le bourreau ? C’était également un Noir asservi condamné à travailler pour le gouvernement colonial. Son nom était Mathieu Léveillé.

DBC : Alors c’est ainsi que Marie-Josèphe Angélique a été grimpée et était incapable de marcher. C’est un soldat qui l’a grimpée en haut de l'échelle, qui l'a pendue. Et tout ça devant une foule immense. Il n'y avait pas de spectacle en Nouvelle-France, c'était ça le spectacle. Puis ensuite, on a détaché son corps et qu’on l'a brûlé.

JB : Angélique est morte ainsi. Bien que personne n'ait été témoin du début de l'incendie, de nombreux Montréalais ont été témoins de son exécution.

Les transcriptions du procès nous donnent l'un des premiers exemples de l'histoire de l'esclavage au Québec - que nous savons. Mais saura-t-on un jour vraiment, sans aucun doute, qu'Angélique a causé l'incendie qu'on lui reprochait ?

 

AC : En tant qu'historienne, je ne peux pas dire à 100 % qu'elle l’a fait. Je peux vous donner quelques raisons pour lesquelles je pense qu'elle pourrait avoir fait une telle chose. Je sais qu'elle avait suffisamment de raisons pour mettre le feu à la ville, pour mettre le feu à la maison de sa maîtresse, elle détestait cette femme.

L'esclavage c'est une chose horrible. C'est brutal. C’est pas seulement la déshumanisation du corps, c'est aussi la mise à mort de l'esprit. Ça vous rend fou. Vous perdez vos enfants, vous ne possédez pas votre corps. Vous êtes asservi. Vous êtes asservi à quelqu'un d'autre qui possède vos nuits, vos jours, vos minutes, vos heures...    

Vous savez, pas besoin d'être psychologue pour comprendre ça, pour se rendre compte, qu'Angélique, à mon avis, est devenue déséquilibrée, ou comme le dit la chanson, elle s’est perdue.

JB : Mais pour Denyse, il ne fait aucun doute que Marie-Josèphe Angélique n'a pas mis le feu à Montréal cette nuit-là.

DBC : Les gens étaient en colère d'avoir perdu leur maison. Il fallait bien trouver quelqu'un, un bouc émissaire pour payer pour tout ça.

JB : Selon Denyse, le feu était un accident, un feu de cheminée qui a commencé dans la maison d'à côté où vivait une esclave nommée Marie-Manon. Le soir de l'incendie, il faisait très chaud, et Marie-Manon était, selon les archives, la seule à avoir dit utiliser sa cheminée pour cuisiner. Et donc, quand quelqu'un a crié « au feu » ... 

DBC : Au lieu de sortir par la porte d’en avant pour voir le soldat qui criait au feu, pour voir où il pointait du doigt, elle sortit par en arrière. Elle sortit par en arrière et elle a regardé sa propre cheminée pour voir si les flammes sortaient de sa cheminée.

JB : En fin de compte, qu'Angélique ait mis le feu ou non, Denyse et Afua conviennent qu'il est important dénoncer le traitement inhumain d'Angélique, et l'importance de faire connaître cette histoire à tous les Canadiens.

Je veux dire, ma cousine et moi, deux femmes Noires qui avons passé toute notre enfance dans le système éducatif québécois, n'avons jamais connu l'histoire de l'esclavage au Canada. Toutes les personnes qui travaillent sur cet épisode, nous n’avons eu connaissance de l’esclavage au Canada qu’à l’âge adulte. Comment se fait-il que tout cela nous ait été caché ?

AC : Nous devons tout simplement refaire le programme scolaire et le rendre obligatoire.

JB : Marie-Josèphe Angélique est incluse aujourd'hui dans les programmes scolaires de plusieurs provinces, mais comme le souligne Afua, il existe un problème systémique : dans de nombreuses provinces et dans de nombreuses salles de classe, l'histoire de l'esclavage au Canada n'est guère plus qu'une note de bas page historique.

DBC : Tous les 20 ans, on va refaire les livres d'histoire. Alors, il faut être présent au moment où ces livres d'histoire sont faits pour être sûr qu'on va parler de l'esclavage, pour être sûr qu'on va parler des Noirs.

AC : Eh bien, si vous dites que je suis une citoyenne et que je dis que je suis une citoyenne, vous dites que je suis égale et que je dis que je suis égale, alors il faut que ça se reflète dans le programme scolaire.

JB : Bien nous ayons hâte que l'histoire des Noirs au Canada devienne une facette importante du programme scolaire dans toutes les provinces et tous les territoires, les Canadiens peuvent également apprendre cet aspect de l'histoire les uns des autres, grâce à des projets locaux.

Il y a une dizaine d'années, à l'été 2009, ma cousine Ayana a joué la dernière représentation de sa pièce, non loin de l'endroit où Angélique a été pendue.

AO : Quand la pièce s’est terminée, je me rappelle je suis retournée dans ma voiture, puis je me suis mis à pleurer, en fait.

C’est comme si j’éprouvais une profonde gratitude quelque part à moi, il y avait, si on veut, cette partie de moi, de merci pour cette expérience-là. Merci d’avoir interprété ce personnage-là. Quelque part dans mes rêves je me dites que c’est Angélique qui me remercie d’avoir… de raconter son histoire. J’étais très fière d’avoir pu le faire aussi, très humble d’avoir pu interpréter ce personnage-là qui est tellement plus grand que nature.

JB : Depuis 2012, près de la station de métro Champ-de-Mars à Montréal, une place porte maintenant le nom de Place Marie-Josèphe Angélique. Malheureusement, il n'y a pas de plaque ou de description qui l'accompagne. Il n'y a aucun moyen de savoir pourquoi on l'a nommée en son honneur. Quelle est ta vision, toi, après avoir fait un documentaire? Est-que tu croix que Marie-Josèphe l’a fait ?

AO : Où j’en suis aujourd’hui, c’est que, qu’elle ait mis le feu ou pas, vraiment, pour moi, ça n’a plus d’importance. Ce que je veux en fait, c’est mettre de l'avant le fait que, à une époque, il y avait de l’esclavage et au-delà de savoir s’il était coupable ou pas, ce que, où je pointe mon doigt, c’est à qui est coupable. C’est la société. La société, d’avoir mis en esclavage toute une partie de la population basée sur la race. Ça, c’est honteux.

JB : Je suis d'accord. Nous devons comprendre l'esclavage au niveau de l'humain. La question « est-ce qu'elle l'a fait ou non » pourra toujours perdurer avec l'histoire de Marie-Josèphe Angélique. Mais pour la question plus large de l'esclavage dans l'histoire du Canada, il n'y a pas doutes là-dessus : c'est arrivé. Maintenant, que ferons-nous avec cette conclusion ?

Merci nous avoir écoutées.

Fort et libre est produit par Media Girlfriends et Historica Canada.

Cette série fait partie d’une campagne d’éducation plus large sur l’histoire des Noirs par Historica Canada. Pour plus de ressources, visitez le site web historicacanada.ca.

Vous pouvez trouver Fort et libre sur les plateformes de baladodiffusion Apple, Spotify ou partout où vous écoutez vos baladodiffusions.

Cet épisode a été écrit et produit par moi-même, Josiane Blanc.

Les productrices principales sont Garvia Bailey et Hannah Sung.

Conception et mixage sonore par David Moreau et Gabbie Clarke.

L'équipe de Media Girlfriends est aussi constituée de Lucius Dechausay, Jeff Woodrow et de Nana aba Duncan, la fondatrice de Media Girlfriends.

Merci à Ayana O’Shun, réalisatrice du film Les Mains noires- procès de l’esclave incendiaire, et à Denyse Beaugrand-Champagne, historienne et archiviste. Denyse a écrit Le Procès de Marie-Josèphe-Angélique.

Et merci aussi à Afua Cooper, historienne, poète et professeure à l’Université Dalhousie. Elle a écrit The Hanging of Angelique: The Untold Story of Canadian Slavery and the Burning of Old Montreal.

Merci à notre consultante en scénario, Dorothy Williams, historienne et autrice.

Merci à Dominique Fils-Aimé et Ensoul Records pour l’utilisation de la chanson de Dominique « There is Probably Fire » écrit par Dominique Fils-Aimé et Jacques G Roy. Publié par Ensoul Records et Harris & Wolff.

Vérification des faits par Sean Young.

Version française par Power of Babel.

Je m’appelle Josiane Blanc. Merci nous avoir écoutés.