Politique de défense | l'Encyclopédie Canadienne

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Politique de défense


Politique de défense

  Le Canada, selon C.P. Stacey, forme une « communauté non militarisée ». Cela n'a rien de fortuit. Les Canadiens n'ont jamais eu à payer le prix d'un manque de préparation. Les FORTIFICATIONS, édifiées à grands frais par les Français ou les Britanniques, attirent des hordes de touristes et servent de monuments à la folie humaine. Des capitaux qui auraient pu être dilapidés à des fins militaires ont pu servir au financement de la construction du chemin de fer Intercolonial et de celui du Canadien Pacifique de même que des programmes sociaux du XXe siècle.

Avant 1870, la défense du Canada représente un lourd fardeau pour la France et ensuite la Grande-Bretagne, invariablement pour se prémunir contre une attaque en provenance du sud, qu'il s'agisse des Iroquois, des Anglais ou des envahisseurs américains de 1775-1776 (voir GUERRE DE L'INDÉPENDANCE AMÉRICAINE) ou de 1812-1814. La GUERRE DE SÉCESSION convainc les Britanniques qu'il n'est pas possible d'envisager une reprise victorieuse de la GUERRE DE 1812. Aux yeux des Britanniques, la Confédération de 1867 apparaît comme un instrument permettant à leurs colons nord-américains d'assumer le fardeau désespéré de leur propre défense. Le 11 novembre 1871, avec le départ des dernières garnisons britanniques cantonnées dans la partie centrale du Canada, peut être considéré comme le jour de l'indépendance du Canada. Plus précisément, c'est à partir de cette date que le jeune dominion doit se débrouiller par ses propres moyens.

Les Canadiens sont alors confrontés à une réalité paradoxale : le pays est à la fois invulnérable et indéfendable. Les distances et la présence de la Marine royale offrent une protection aux deux frontières océaniques contre toute attaque, sauf quelques raids occasionnels. Jusqu'à l'apparition, dans les années 1930, d'avions à long rayon d'action, le Nord demeure infranchissable. Sur le flanc sud, malgré ce qu'ont pu avancer George T. DENISON et d'autres colonels de la milice, la défense s'avère impossible sans un état de préparation qui, en lui-même, constituerait un geste de provocation. En fait, le départ des Britanniques incite les États-Unis à fermer leurs forts de frontière et à déménager leurs garnisons vers l'ouest pour protéger leurs colons dans cette partie du pays. La solution, contenue dans l'avertissement lancé en 1865 par A.-A. Dorion, consiste à se tenir tranquille et à ne donner aucun prétexte pouvant conduire à une guerre. La signature du TRAITÉ DE WASHINGTON, en 1871, et la résolution, en 1903, de l'AFFAIRE DES FRONTIÈRES DE L'ALASKA éliminent les menaces à la paix. Il en est de même de la mise sur pied, en 1873, de la POLICE À CHEVAL DU NORD-OUEST, qui a pour but de prévenir le banditisme et les violences frontalières susceptibles d'attirer les troupes américaines à l'intérieur des vastes immensités isolées, comme elles le feront au Mexique, au Nicaragua, à Haïti et dans d'autres pays méridionaux.

Le deuxième moyen de défense sur lequel compte le Canada se présente sous la forme d'une garantie britannique, obtenue en 1865, de défendre chacune des parcelles de l'Empire en faisant appel à toutes les forces à sa disposition en échange d'un engagement, de la part du Canada, à mettre à contribution la totalité de ses ressources, tant humaines que financières, au maintien de ses liens avec la mère patrie. La crise du Venezuela de 1895-1896 démontre que les Britanniques, tout comme le Canada d'ailleurs, ne se sont jamais vraiment arrêtés à considérer sérieusement leur engagement. Un observateur américain a déjà qualifié la milice aux effectifs purement théoriques de 40 000 hommes, coûtant un million de dollars annuellement, de sorte d'instrument de magouille militaire. Les réformateurs n'y sont pas les bienvenus. Tant les conservateurs que les libéraux vantent les mérites du Canada comme foyer d'asile des conscrits et lieu de refuge pour ceux qui fuient ce que sir Wilfrid LAURIER appelle le tourbillon du militarisme européen.

Lorsque les guerres éclatent au XXe siècle, certains Canadiens peuvent répondre à l'appel d'une noble cause ou à celui d'une mère patrie déjà à moitié oubliée, car leur pays demeure inexpugnable. D'autres, imperturbables devant cette fièvre de partir en croisade, développent un sentiment de rancœur à l'endroit de leurs compatriotes qui cherchent à les entraîner dans un conflit qualifié par Armand Lavergne d'aventure plus ou moins intéressante dans un pays étranger. Au cours de la Première Guerre mondiale, la menace extérieure est considérée suffisamment lointaine pour que l'on refuse aux quelques milliers de défenseurs de Halifax et du canal Welland le statut d'ancien combattant.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la menace plus réelle que constituent les sous-marins japonais et allemands suffit mal à justifier le déploiement de trois divisions ou du considérable effectif territorial de l'Aviation royale du Canada. À l'origine, on essaie plutôt d'éviter une conscription outre-mer. Le Canada offre toujours l'image, immortalisée par les mots du sénateur Raoul Dandurand, d'un havre à l'épreuve du feu, loin des sources de conflagration.

Brusquement, en 1945, cette situation prend fin. Cinq ans auparavant, à Ogdensburg, dans l'État de New York, le président américain Franklin Delano Roosevelt, principalement pour calmer les inquiétudes que suscite à Washington la possibilité d'une utilisation du Nord comme zone de déploiement pour des attaques aériennes, a invité le Canada à participer au système défensif américain. Le premier ministre Mackenzie KING accepte avec enthousiasme, convaincu qu'il permet ainsi au Canada d'agir en tant que pivot de l'alliance entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Les Canadiens ont en grande partie négligé l'importance militaire de l'Arctique. Il en est tout autrement des Américains. Ce n'est que lorsque les Américains se précipitent vers le Nord pour y construire la ROUTE DE L'ALASKA et y aménager des bases aériennes qu'Ottawa se rend compte de la menace qui pèse sur la SOUVERAINETÉ DANS L'ARCTIQUE canadien.

Pendant la période d'après-guerre, au cours de laquelle l'hostilité soviéto-américaine devient rapidement la GUERRE FROIDE, le Canada se retrouve coincé entre deux superpuissances belliqueuses. Les responsables de la défense canadienne sont confrontés à un nouveau paradoxe : alors que l'Union soviétique représente l'ennemi absolu, la menace immédiate vient des États-Unis. Washington s'érige en juge unique de la sécurité de l'Amérique du Nord. Les Canadiens peuvent toujours remplir la mission qui leur a été assignée, dans le cas contraire, les Américains le feront pour eux et leur enverront la facture.

Dès les années 1950, l'URSS possède des armes thermonucléaires ainsi qu'une capacité limitée de frapper les villes canadiennes et américaines. Les Canadiens deviennent des associés au sein d'un réseau continental de défense aérienne qui possède trois lignes radar nordiques et des escadrons de chasseurs intercepteurs déployés principalement sur le sol canadien. Lorsque vient le temps de choisir un organisme responsable de la défense du territoire nord-américain, le choix de l'OTAN, la solution providentielle du Canada aux dangers que présente une alliance bilatérale disproportionnée, est rejeté par Washington.

L'entente sur la Défense aérienne du continent nord-américain (NORAD), entérinée par Ottawa en 1957, est militairement bien conçue pour faire face au danger qui menace le continent. Sur le plan politique, elle octroie à Washington une autorité réelle sur le droit du Canada de vivre en paix ou en guerre. Ce fait, dont prend tardivement conscience le gouvernement DIEFENBAKER au cours de la CRISE DES MISSILES DE CUBA en 1962, révèle une faille dans le système défensif du NORAD et provoque une crise politique. Au cours de l'élection qui suit, en 1963, où pour une rare fois dans la vie politique en temps de paix au Canada les questions militaires sont un enjeu important, un nouveau gouvernement est élu.

C'est la technologie qui vient provisoirement aider les Canadiens à résoudre leurs dilemmes en matière de défense nationale. Les possibilités nouvelles qu'offre la trajectoire stratosphérique des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) ainsi que l'abstraction que représente la destruction mutuelle assurée (MAD) transforment l'idée qu'on se fait d'une guerre nucléaire. Les fusées équipées d'ogives nucléaires survoleraient le Canada pour s'écraser sur le sol des superpuissances voisines. Les priorités en matière de défense qui, en 1949, en 1959 et en 1964, ont respectivement placé en tête de liste l'OTAN, le NORAD et la contribution canadienne aux Forces de MAINTIEN DE LA PAIX, de l'ORGANISATION DES NATIONS UNIES, sont soudainement remises en question par le gouvernement TRUDEAU. La SOUVERAINETÉ devient la priorité numéro un sur le plan de la défense, qu'elle passe par la surveillance des frontières du Canada ou l'intimidation d'adversaires de l'unité nationale, comme lors de la Crise d'octobre de 1970.

Dans un contexte marqué par une diminution draconienne de l'effectif des Forces armées qui affecte principalement les engagements du Canada envers l'OTAN, on instaure des patrouilles de surveillance des pêcheries, des survols du territoire arctique et on met sur pied un minuscule Commandement du Nord à Yellowknife. L'effectif des Forces armées, qui est passé de 120 000 à 100 000 personnes sous le gouvernement PEARSON, est réduit par le régime Trudeau à 78 000 hommes et femmes dans la force régulière et à moins de 20 000 réservistes. Jusque vers la fin des années 1970, les programmes de rééquipement demeurent languissants. Ce sont les pressions exercées par Washington et par les alliés de l'OTAN qui forcent le gouvernement à acquérir un nouvel avion de chasse, le CF-18 Hornet, et un avion de patrouille à grand rayon d'action.

Vers 1984, la faiblesse et la désuétude de leurs systèmes défensifs préoccupent de nombreux Canadiens. Le conflit anglo-argentin des îles Falkland rappelle aux Canadiens que, dans le cadre d'une guerre moderne, leur propre petite flotte est pratiquement sans défense. En partie pour restaurer la fierté nationale, en partie pour rassurer le gouvernement Reagan, MULRONEY s'engage à moderniser et à accroître l'effectif des Forces armées. En 1987, le ministre de la Défense, Perrin Beatty, dépose un livre blanc, attendu depuis fort longtemps, dans lequel il réitère le respect des engagements du Canada dans le cadre de l'alliance, promet l'instauration d'un concept de force totale, qui prévoit la reconstitution des Forces de réserve en les dotant d'effectifs atteignant 90 000 personnes, et annonce des mises de fonds importantes afin de pourvoir au remplacement des armes et des équipements.

En moins de deux ans, les fondements de la politique canadienne de défense issus de la guerre froide de même que le livre blanc du ministre Beatty se sont effondrés tout autant que le mur de Berlin. Avant même son lancement, le programme des sous-marins nucléaires est mis en échec par une levée de boucliers dans l'opinion publique. D'autres programmes, y compris la reconstruction du système d'alerte du Nord et la mise sur pied d'une force totale, par l'intégration des forces régulières et des réservistes, sont maintenus en place quoique, après 1989, les ressources financières se révèlent insuffisantes pour en permettre la mise en œuvre.

Pendant plusieurs années après la fin de la guerre froide, les dispositions du livre blanc de 1987 demeurent la politique officielle, mais à l'automne de 1991, le successeur de Beatty, William McKnight, le modifie en annonçant une diminution importante de l'effectif des Forces canadiennes. Puis, à la suite de prises de position contradictoires, le gouvernement Mulroney ordonne la fermeture, en 1994, des deux bases de l'OTAN situées en Allemagne. Dans le cadre des mesures d'allégement du déficit budgétaire, on prévoit le retour au pays et la dissolution de l'ensemble des Forces canadiennes déployées en Allemagne.

La priorité accordée par les gouvernements libéraux et conservateurs à la modernisation de la marine et de l'aviation est mise en évidence au moment de la guerre du Golfe, en 1990-1991, par l'envoi d'un petit contingent composé de trois navires et d'un escadron de CF-18. Ce contingent ne participe à aucun incident important et ne subit aucune perte. Cependant, les événements chaotiques qui marquent la période qui suit la fin de la guerre froide laissent présager un recours fréquent à l'effectif réduit des forces terrestres. À l'été de 1990, la plupart des éléments d'une brigade mécanisée sont déployés en périphérie de Montréal afin d'apporter leur soutien aux autorités civiles et de faire face aux gestes de défi des Mohawks à Kanesatake et à Kahnawake.

En 1991, dans le cadre d'une opération de maintien de la paix, des soldats canadiens doivent être déployés dans l'ancienne Yougoslavie et, un an plus tard, un bataillon aéroporté canadien, intégré au sein d'une force de rétablissement de la paix, est envoyé en Somalie. Toutefois, la politique de force totale fait en sorte que, de plus en plus, ce sont des réservistes mal entraînés qui sont affectés aux missions en territoire canadien et de maintien de la paix à l'étranger et que l'acquisition d'équipement perfectionné pour les forces terrestres demeure peu probable. Même l'acquisition d'équipement adéquat pour la marine et l'aviation est remise en question au moment d'un débat, en 1993, sur l'annulation du contrat d'achat de 50 hélicoptères EH-101 destinés aux frégates de patrouille et sur le remplacement d'équipement désuet de recherche et de sauvetage.

Le Conseil des 21, créé en 1993, est un groupe privé dirigé par l'ancien adjoint de Trudeau, Tom AXWORTHY, qui s'inspire des positions de la politicologue de l'Université de Toronto Janice Stein et est appuyé par plusieurs libéraux éminents et par l'ancien chef du Parti conservateur Robert STANFIELD. Le Conseil demande instamment au gouvernement de remplacer les forces armées par une force provisoire légèrement armée qui répondrait aux exigences moins dangereuses du maintien de la paix, tout en allégeant le chômage chez les jeunes. En septembre 1994, le premier livre blanc du gouvernement CHRÉTIEN rassure généraux, amiraux et anciens combattants en promettant plutôt des forces armées capables de « combattre aux côtés des meilleurs contre les meilleurs ». Au lieu du corps de deux divisions proposé par Beatty, le Canada fournirait de petits corps de bataille opérationnellement prêts - un groupe opérationnel naval, un groupe-brigade d'armée et un groupe-bataillon, une escadre d'avions de chasse et une escadrille de transport tactique - un effectif de 10 000 hommes, dont 4000 formeraient des forces de réserve à la disposition de l'ONU ou de l'OTAN pour une durée indéterminée dans un contexte de menace réduite.

Après 1993, la politique du gouvernement libéral est dictée, dans la pratique, par l'impérieuse nécessité de réduire le déficit. Les programmes fédéraux étant mieux protégés que les paiements de transfert aux individus ou aux provinces, le ministère de la Défense nationale devient une cible facile de compressions. Si certains critiques de la défense se plaignent depuis longtemps d'un excès de biens immobiliers, d'une structure des grades mal équilibrée et des trois petits collèges militaires, la plupart demandent toutefois que l'argent économisé serve à combler le grand besoin d'armes et d'équipement. Mais les économies servent plutôt à réduire la dette et des bases sont fermées, des unités sont dissoutes et les effectifs des Forces canadiennes sont réduits à 60 000. Les dépenses de la Défense passent de 12 milliards de dollars en 1994 à 10 milliards en 1998 et, à la fin des années 1990, les Forces armées du Canada sont déjà aussi inaptes aux opérations que si l'on avait suivi les recommandations du Conseil des 21.

Le Canada demeure membre de l'OTAN, mais le retrait de ses forces aériennes et terrestres de l'Allemagne diminue son autorité au sein d'une alliance essentiellement européenne et prive les soldats et les pilotes d'une expérience quotidienne aux côtés des forces terrestres et aériennes les plus perfectionnées du monde. Lorsque les forces de l'OTAN se déploient dans l'ex-Yougoslavie, la contribution du Canada se limite à un quartier général de brigade et à un groupement tactique de la taille d'un bataillon.

La réflexion stratégique et tactique ne stagne pas en temps de paix. En effet, l'expérience du combat met souvent à l'épreuve les idées les plus extravagantes des théoriciens. Dans les années 1990, les experts parlent de révolution dans les affaires militaires parce que tout devient maintenant visible sur le champ de bataille traditionnel grâce à la technologie de l'information, forte de détecteurs, de satellites et d'ordinateurs. On s'emploie donc inévitablement à concevoir des contre-mesures assurant la dissimulation électronique. À défaut d'une telle protection, même les armes les plus modernes des Forces canadiennes peuvent être détectées et détruites avant même que leurs équipages puissent détecter un ennemi. Les forces américaines sont, au moins, partiellement adaptées tandis que, sans un investissement massif, leurs alliés canadiens ne le sont pas.

Après les scandales en Bosnie et en Somalie, même l'image du maintien de la paix est quelque peu ternie. Grands consommateurs d'assurances, les Canadiens comprennent le besoin d'une certaine organisation militaire et, s'il leur arrive d'être embarrassés de découvrir à quel point l'équipement militaire est devenu désuet et inefficace, il y a peu de consensus public sur combien il en faut, ou pourquoi.

Le consensus change avec les événements du 11 septembre 2001. Des terroristes détournent quatre avions de ligne américains pour en envoyer deux dans le World Trade Center, à New York, un troisième sur le Pentagone, à Washington, et un quatrième dans un champ de Pennsylvanie alors que ses passagers tentent d'en reprendre le contrôle. Le Canada sent la crise le 12 septembre lorsque la plus longue frontière non défendue au monde est fermée et que tous les échanges entre deux des plus importants partenaires commerciaux du monde cessent. Les Américains pensent alors, et beaucoup le pensent toujours, que les terroristes sont entrés par le Canada, d'une manière ou d'une autre. Les terroristes sont plutôt financés et dirigés par Al-Qaïda, une organisation terroriste islamique dont le quartier général et les camps de formation se trouvent dans les montagnes éloignées de l'Afghanistan, un pays qui bat l'Union soviétique dans les années 1980. Cette organisation est contrôlée par les talibans, un mouvement extrémiste qui, à une époque, a été armé et financé à titre de poste avancé antisoviétique par les États-Unis et le Pakistan.

Lorsque les talibans refusent de dénoncer les chefs d'Al-Qaïda, même les Nations unies doivent approuver une intervention armée. L'OTAN fait de même, reconnaissant que les actes terroristes du 11 septembre constituent une attaque contre un membre à laquelle tous les autres membres doivent répondre. En novembre, les forces d'opération spéciales américaines provoquent une guerre en Afghanistan en appuyant une Alliance du Nord dissidente contre le régime taliban à Kaboul. Pour restaurer sa réputation à Washington, Ottawa coopère avec les forces américaines en Afghanistan et déploie son groupement tactique maritime de quatre navires dans le golfe Persique et sa force opérationnelle interarmées (FOI-2), une force très secrète formée pour reprendre les avions détournés.

L'histoire est confirmée. L'Afghanistan, avec son système étatique faible et corrompu ainsi qu'une dissidence chronique dans ses provinces, a toujours été facile à envahir. Par contre, il est plus difficile d'y maintenir une conquête. En quelques semaines, les chefs talibans abandonnent Kaboul, et les chefs d'Al-Qaïda se déplacent vers le sud, dans la province frontalière du Pakistan moins bien contrôlée. Les États-Unis sont trop proches des dirigeants militaires du Pakistan pour envisager de traverser la frontière. Le président George Bush décide plutôt de compléter la première guerre du Golfe en envahissant l'Iraq et en renversant un ancien allié américain, Saddam Hussein. Cette fois, contrairement à la Grande-Bretagne et à certains pays de l'OTAN et du Commonwealth, le Canada refuse, un peu nerveusement, de se joindre aux efforts de guerre. Les Nations unies font de même mais, sur invitation du secrétaire à la Défense du président Bush, fournissent un commandant pour les troupes que les membres de l'OTAN envoient occuper l'Afghanistan. Le commandant nommé par les États-Unis est le major-général Rick Hillier, un officier blindé ayant étudié à l'American War College et ayant occupé le poste de commandant adjoint dans le corps d'armée américain. Le groupe-bataillon canadien prêt au combat arrive avant lui à Kaboul. Une fois établi, Hillier s'aperçoit rapidement que les provinces du sud-ouest, le territoire des talibans et les provinces situées à la frontière du Pakistan sont sa priorité absolue en matière de sécurité. Son influence à Ottawa lui permet de convaincre facilement le gouvernement canadien de transférer ses troupes, accompagnées de renforts, à Kandahar. Qu'il le croie ou pas, Hillier donne l'impression que, pour des Canadiens bien entraînés, éliminer la menace que constituent Al-Qaïda et les talibans ne sera pas un problème. Puisque les soldats jouent le rôle principal, Hillier peut alors renverser la dynamique qui a laissé les forces armées au bas de la liste de priorités en matière d'armes et d'équipement modernes. Les chars d'assaut sont-ils désuets dans une guerre moderne? Hillier n'est pas de cet avis, et les chars Leopard, jugés obsolètes par certains, sont envoyés à Kandahar, pour un million de dollars chacun, dans un avion nolisé, pour combattre les guérilleros talibans. On fait de même pour les transports de troupes blindés et l'artillerie. Les quelques Américains qui s'intéressent encore à l'Afghanistan seront impressionnés, ce qui constitue une préoccupation majeure pour Ottawa, alors que la frontière entre le Canada et les États-Unis est rouverte avec peine au commerce et aux voyageurs, avec de nouvelles mesures de sécurité parfois paralysantes.

Le gouvernement afghan ne dispose pas des troupes nécessaires pour assurer la sécurité de la population, ce qui lui regagnerait le cœur et la raison du peuple. Les bataillons du Canada à Kandahar, qui changent tous les six mois, manquent d'hommes pour protéger des centaines de villes et de villages afghans et leurs habitants. Une fois que les Canadiens et leurs véhicules quittent Kandahar pour sa sécurité, les talibans peuvent se venger sur ceux qui ont collaboré avec les envahisseurs infidèles étrangers. De nouvelles victimes apparaissant continuellement, les Canadiens se sentent accablés par ce qui a tout l'air d'un échec. Des années de paix et de maintien de la paix leur avaient fait oublier que les guerres impliquent des jeunes hommes, et maintenant des jeunes femmes, dont la jeunesse et le sourire disparaissent à jamais. Les Canadiens sont déployés pour protéger les villages dispersés, mais bien plus sont morts pendant les assauts de nuit des combattants talibans. Le nouveau gouvernement conservateur de Stephen HARPER promet que, en 2011, tous les soldats rentreront au pays, le Canada ayant versé assez de sang.

Harper se souvient-il du prix payé par le Canada sur les plans du commerce mondial et de l'estime politique lorsque Trudeau a brisé l'engagement du Canada envers l'OTAN? Les Canadiens s'en souviennent-ils? Depuis toujours, la sécurité du Canada dépend d'alliés puissants, que ce soit la France ou la Grande-Bretagne au cours des premiers siècles, ou les États-Unis depuis Ogdensburg en 1940. Le fait d'abandonner des alliés en Afghanistan susciterait des coûts que la majorité des Canadiens, qui attendent leurs troupes, n'imaginent pas.

Désireux de défendre une faible population sur un vaste territoire, les planificateurs de la défense déplorent le manque d'expérience du public. Depuis près de deux siècles, en effet, toutes les guerres du Canada ont éclaté et pris fin ailleurs. Une illusion d'inviolabilité face aux menaces intérieures ou extérieures a coexisté avec la croyance populaire que les préparatifs de guerre en temps de paix sont pure folie et avec des doutes quant aux valeurs militaires de discipline, de subordination et de sacrifice. Même les membres des forces remettent ces valeurs en question, surtout lorsque leurs supérieurs ne les respectent pas. Et il est difficile pour les soldats canadiens déployés en service actif de conserver leur enthousiasme lorsqu'ils comparent leurs armes et leur équipement avec ceux de leurs alliés et lorsqu'ils rentrent au pays et sont confrontés à la pauvreté et à l'insécurité de la vie militaire dans les années 1990.

Le monde est-il assez dangereux pour qu'on s'en préoccupe? Les experts en analyse stratégique trouvent une foule de bonnes raisons de se préoccuper. À l'approche du nouveau millénaire, les menaces ne viennent pas que des terroristes sectaires ou du déclin du pouvoir de l'État et de l'autorité dans les pays de l'ancienne Union soviétique. La guerre directe entre États fait rage au Congo et en Afrique centrale et la menace grandit entre la Turquie et ses voisins grecs et syriens. L'Inde et le Pakistan se sentent tout-puissants par l'explosion de leurs engins nucléaires et la Chine est devenue une superpuissance militaire. Le Canada peut sembler à l'abri de telles menaces, mais les Canadiens ont tendance à oublier que des liens ancestraux ont entraîné le Canada dans des guerres en 1914 et en 1939. Au cours des années 1990, les Canadiens d'origine croate et somalienne ont appris comment influer sur les politiques étrangères et de défense du Canada, et les Tamouls canadiens occupent le centre-ville d'Ottawa pour défendre leurs compatriotes au Sri Lanka. Leur exemple se multipliera pendant que les politiques en matière d'immigration multiculturelle multiplient les origines et les allégeances ancestrales des Canadiens.

Une panoplie de puissances bien armées, des nationalismes explosifs et la prolifération de stocks d'armes nucléaires parfois mal gérés rendent le monde encore plus dangereux maintenant qu'il ne l'était avant 2000. L'Histoire ne s'est pas terminée avec la chute du Mur de Berlin, mais bon nombre de Canadiens se croient innocents et à l'abri du danger. La plupart se contentent de condamner à distance l'horreur des mines terrestres, de la prolifération nucléaire et des enfants-soldats. Certains se réjouissent lorsque des poursuites contre des soi-disant terroristes échouent sur fond de discrimination. Mais les Canadiens seront les premiers à se plaindre si leurs innocentes présomptions les laissent sans défense, et ceux qui ont essayé de les défendre seront les premiers à en porter le blâme et les pénibles conséquences lorsque les politiques canadiennes en matière de défense, qui sont faibles et bon marché, les mèneront à la catastrophe.

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