Question des écoles juives | l'Encyclopédie Canadienne

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Question des écoles juives

Des débats sur les droits et la place des enfants juifs dans les écoles publiques confessionnelles de Montréal ont fait rage dans les années 1920, entre les communautés juive, protestante et catholique romaine. Après une décennie de négociations et de contestations judiciaires sans suite, le gouvernement du Québec a adopté une loi visant à établir une commission scolaire juive séparée ayant les mêmes droits et privilèges que ses pendants catholique et protestant. Critiquée de toutes parts, cette loi a fini par être abrogée. Le traitement inégal des Juifs et des autres minorités religieuses dans les écoles publiques du Québec a duré jusqu’en 1997, après quoi l’Acte de l’Amérique du Nord britannique a été modifié pour permettre la création de commissions scolaires linguistiques laïques.

Contexte

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 faisait de l’éducation un domaine de compétence provinciale, mais il y avait une exception d’importance. L’article 93 garantissait les droits de la minorité protestante au Québec et de la minorité catholique romaine en Ontario. Le Québec en est venu à légiférer l’existence de deux réseaux distincts d’écoles confessionnelles, l’un catholique et l’autre protestant. Si les Juifs et les membres d’autres religions pouvaient fréquenter l’école catholique ou protestante, ils n’avaient pas pour autant des droits égaux en éducation.

Pour accéder à l’école publique, la minorité juive de Montréal devait prendre des dispositions avec la commission scolaire catholique ou protestante. Minoritaire aussi, la commission protestante était prête à accueillir d’autres confessions afin d’accroître ses revenus et son influence. Chez les catholiques, les attitudes allaient de l’indifférence à l’hostilité, si bien que les enfants juifs se sont inscrits dans des écoles protestantes.

Changement démographique

Au début des années 1900, des milliers d’immigrants juifs fuient la persécution, les purges et la misère qui sévissent en Europe de l’Est et en Russie et viennent s’établir au Canada. (Voir Immigration au Canada; Réfugiés au Canada.) En 1901, on compte 6 941 Juifs dans le Grand Montréal, mais la grande vague d’immigration reste à venir.

La cohorte des nouveaux arrivants est plus diversifiée que la communauté déjà établie. La plupart parlent le yiddish et d’autres langues étrangères. Ils apportent aussi avec eux tout un éventail d’idées politiques, sociales et religieuses. Plus la communauté juive grandit, plus les catholiques et les protestants se sentent menacés. Les catholiques du Québec, qui sont surtout conservateurs et religieux, se méfient de l’immigration qui compte dans ses rangs des Juifs libéraux et laïques. Les protestants quant à eux commencent à se sentir surpassés en nombre et financièrement lésés dans leurs écoles.

Comme les écoles publiques confessionnelles sont financées par l’impôt foncier au Québec, les propriétaires juifs versent des taxes à la commission scolaire protestante en échange du droit à la scolarisation élémentaire. Or, beaucoup de nouveaux venus sont locataires, donc non contribuables. Plus augmente le nombre d’élèves juifs dans les écoles protestantes, plus lourdes deviennent les charges financières de la commission. Les tensions s’accroissent jusqu’à culminer dans l’affaire Pinsler en 1901.

L’affaire Pinsler et la Loi sur l’éducation de 1903

Jacob Pinsler, un fils d’immigrants juifs, remporte une bourse d’études secondaires. (Voir Immigration au Canada.) Or, la commission scolaire protestante décide de ne pas lui octroyer la bourse parce que, n’étant pas propriétaires, mais locataires, les Pinsler ne contribuent pas financièrement à l’école. La famille n’a donc pas droit à des privilèges en matière d’éducation. Les Pinsler et la communauté juive intentent une poursuite, mais la Cour supérieure du Québec donne raison à la commission scolaire, arguant que seuls les catholiques et les protestants jouissent de garanties constitutionnelles en matière d’éducation. (Voir aussi Système judiciaire canadien.) Les enfants juifs n’ont pas les mêmes droits et garanties juridiques.

Les répercussions de l’affaire Pinsler mènent à l’adoption de la Loi sur l’éducation de 1903, selon laquelle les Juifs seront considérés comme des protestants aux fins de l’éducation, et la commission scolaire protestante recevra des fonds selon le nombre d’inscriptions. Les problèmes persistent néanmoins et l’insatisfaction grandit de toutes parts.

Question des écoles juives

La question des écoles domine les conversations dans la communauté juive de Montréal de 1920 à 1931. En faveur de l’intégration, la communauté déjà établie est résolue à renforcer et à appliquer la Loi sur l’éducation de 1903. Les nouveaux venus prônent la création d’un système scolaire distinct, dirigé par des Juifs. Enfoncée dans la controverse, la question divise une communauté incapable de consensus.

Le droit des enfants juifs à l’instruction publique est aussi débattu dans tout le Québec. La commission scolaire protestante et l’Église catholique restent campées sur leurs positions et l’Assemblée législative est forcée d’intervenir. Finalement porté devant les tribunaux, le dossier fait beaucoup parler de lui dans la presse. Il est aussi exploité par des antisémites virulents.

En 1921, les Juifs forment le troisième groupe ethnique à Montréal. Au nombre de 45 802, ils représentent 6,13 % de la population totale de l’agglomération. Les nouveaux immigrants, dits de la « basse ville », sont concentrés dans l’est de la ville tandis que la vieille communauté, celle de la « haute ville », s’est déplacée dans l’ouest. (Voir aussi Immigration au Canada.)

Map of the Jewish community in Montreal, 1931 census

En 1923, 12 000 enfants juifs fréquentent les écoles protestantes de Montréal, sur une population totale de 32 000 élèves. Dans certaines, ils sont même en majorité. Malgré les dispositions de la Loi sur l’éducation de 1903, les Juifs ne sont guère recrutés comme enseignants et ne sont pas autorisés à siéger à titre de commissaires. Certaines écoles pratiquent aussi la ségrégation des élèves juifs.

La commission scolaire protestante maintient que la présence d’enseignants et d’élèves juifs compromet la qualité de l’éducation et mine les valeurs chrétiennes. Elle affirme aussi que les contribuables juifs ne couvrent que la moitié des frais d’instruction des élèves, une prétention que conteste la presse juive. Incapable du moindre compromis, la commission scolaire demande à l’Assemblée législative d’abroger la Loi de 1903.

Au sein de la communauté juive, les dissensions couvent. Le groupe de la haute ville et le Jewish Educational Committee tiennent à rester dans le réseau des écoles protestantes. Ils s’opposent à des écoles séparées, craignant un possible isolement de la communauté et une érosion des normes d’éducation. Pour le groupe de la basse ville et le Jewish Community Council, les élèves juifs maintenus dans les écoles protestantes se voient inculquer des valeurs chrétiennes qui ébranlent le judaïsme. Le rédacteur en chef du Kenneder Adler (Jewish Daily Eagle), Hirsch Wolofsky, et l’éminent homme d’affaires Lyon Cohen (grand-père de Leonard Cohen) tentent bien de négocier des compromis, mais leurs efforts restent vains.

En 1924, le premier ministre du Québec Louis-Alexandre Taschereau crée une commission spéciale d’enquête sur l’éducation, où les communautés juive, catholique et protestante comptent trois membres chacune. Après des mois de délibérations, les commissaires sont toujours dans l’impasse. Louis-Alexandre Taschereau renvoie alors la Loi de 1903 devant la Cour d’appel du Québec.

Décisions judiciaires

La Cour d’appel conclut que la Loi sur l’éducation de 1903 contrevient à l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et qu’elle est donc nulle et sans effet (voir aussi Système judiciaire canadien). Les Juifs n’ont aucun droit reconnu par la loi de fréquenter des écoles protestantes, d’enseigner ou de siéger à titre de commissaires. La Cour statue aussi que le gouvernement du Québec n’a pas le pouvoir d’établir des écoles séparées. Le gouvernement porte la cause devant la Cour suprême du Canada, qui en 1926 confirme le jugement de la Cour d’appel sur l’article 93, mais reconnaît à la province le droit d’établir des écoles séparées.

En 1928, la cause est renvoyée devant le Comité judiciaire du Conseil privé, à Londres, la plus haute instance de justice à l’époque, qui se dit d’accord avec la Cour suprême.

Projet de loi David

En avril 1930, le gouvernement libéral du premier ministre Louis-Alexandre Taschereau adopte un projet de loi autorisant la création d’une commission scolaire juive. La « loi David » ‒ du nom du secrétaire de la province Athanase David ‒ suscite aussitôt une vive opposition. Les factions au sein de la communauté juive se disputent toujours, l’Église catholique dénonce la mesure et les ultranationalistes canadiens-français protestent. (Voir aussi Nationalisme francophone au Québec.) Les questions identitaires et la montée de l’antisémitisme alimentent les débats et enflamment l’opinion publique.

Si l’Église catholique s’oppose à la loi David, c’est qu’elle craint une laïcité rampante. Elle tient à maintenir son emprise sur l’éducation. (Voir aussi Ultramontanisme.) Pour certains, accorder des droits égaux aux Juifs risque de diluer le caractère catholique du Québec. Quelques ultranationalistes francophones craignent que la reconnaissance des Juifs dans la loi n’encourage la diversité ethnique et ne détruise la culture canadienne-française.

Les attaques les plus pernicieuses viennent du mouvement raciste et antisémite dirigé par Adrien Arcand, dont les articles parus dans Le Goglu et Le Miroir tracent un sombre portrait des Juifs : parasites inhumains, voleurs, gens de race inférieure et source de tout mal. Adrien Arcand s’en prend au premier ministre Taschereau et à d’autres éminents francophones comme Henri Bourassa, qu’il accuse de laisser les Juifs infiltrer le gouvernement, corrompre la jeunesse et menacer les chrétiens. Le Goglu va jusqu’à peindre les Juifs en caricatures violentes et haineuses et à ridiculiser les dirigeants politiques qui appuient la loi David.

Une caricature antisémite parue dans Le Goglu, celle-ci critique l'ouverture du premier ministre Louis-Alexandre Taschereau envers la communauté juive

Répercussions

Un an après son adoption, la loi David est abrogée en 1931. En vertu de ses dispositions en 1930, les commissaires juifs nommés par le gouvernement sont tenus de poursuivre les négociations avec les commissions scolaires catholique et protestante. Comme la pression monte et que l’appui à la loi David s’effrite, les commissaires concluent un accord avec la commission protestante, qui leur accorde cependant peu de concessions autres que la fin de la ségrégation. La discrimination dans l’embauche et l’éducation religieuse se perpétue, tout comme la taxation sans représentation.

En fin de compte, c’est la commission scolaire protestante qui profite le plus de cet arrangement. Son financement augmente, sa taille aussi et elle devient de facto le système d’instruction publique de tous les élèves autres que catholiques romains, tout en préservant son caractère chrétien.

La communauté juive a perdu sa bataille pour l’égalité en éducation. La création d’une commission scolaire juive bilingue ou trilingue aurait pu améliorer les relations avec la majorité catholique française. L’intégration des élèves juifs dans le système protestant anglais a plutôt creusé l’écart.

La question des écoles juives est finalement résolue en 1997 par la modification de l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Elle permet de créer des commissions scolaires linguistiques neutres en matière de religion pour remplacer les écoles confessionnelles au Québec. Avec la transition vers un système public laïque, après plus d’une centaine d’années d’inégalité, la communauté juive du Québec jouit enfin de droits égaux en éducation.

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