Crise d'Ipperwash | l'Encyclopédie Canadienne

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Crise d'Ipperwash

La crise d’Ipperwash a éclaté en 1995, en Ontario, dans le parc provincial d’Ipperwash et les environs, un territoire revendiqué par la Première Nation de Kettle Point et Stony Point. Les antécédents de la crise remontent à l’appropriation de la réserve de Stoney Point par le gouvernement fédéral en 1942 pour en faire une base militaire. Après des demandes répétées pour récupérer ces terres, les membres de cette Première Nation ont occupé le camp en 1993, puis en 1995. Le 4 septembre de cette année-là, les protestataires ont également occupé le parc provincial d’Ipperwash, situé à côté. La tension a monté entre les protestataires et la Police provinciale de l’Ontario, culminant dans une confrontation, le 6 septembre 1995, qui a coûté la vie à Dudley George, un manifestant ojibwé.

Camp militaire Impperwash. 31 octobre 1970
Elgin County Archives, St. Thomas Times-Journal fonds

Historique et contexte de la crise d’Ipperwash

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le gouvernement canadien décide d’ériger une base militaire dans la réserve de Stoney Point, près du lac Huron, en Ontario. Déjà, en 1928, sous de fortes pressions exercées par le ministère des Affaires indiennes, la réserve avait cédé 377 acres à des promoteurs immobiliers, y compris tout le rivage du lac, puis le gouvernement ontarien avait acquis une portion de ces terres en 1936 pour en faire le parc provincial d’Ipperwash. En 1942, le gouvernement fédéral demande à la Première Nation de Stony Point de lui céder le reste des terres de la réserve pour y installer un camp d’entraînement militaire, et essuie un refus. Loin de se laisser décourager, le gouvernement s’approprie les terres en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, verse à la Première Nation de Stony Point une indemnité de quelque 50 000 dollars et réinstalle les familles expropriées dans la réserve voisine de Kettle Point.

Bien qu’on ait promis que la réinstallation serait temporaire, la réserve demeure une base militaire jusque dans les années 1990. De plus, ni le gouvernement provincial ni le gouvernement fédéral ne tiennent leur promesse de protéger les cimetières et les sépultures de la réserve. À plusieurs reprises, les représentants de la Première Nation de Stony Point, du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social et du ministère des Affaires indiennes (dont Jean Chrétien, alors ministre) interviennent pour que les cimetières et les sépultures soient protégées et que les terres soient restituées, mais le ministère de la Défense nationale soutient qu’il a besoin des terres à des fins d’entraînement.

Occupation et confrontation à Ipperwash

En mai 1993, des membres de la Première Nation de Stony Point occupent pacifiquement une partie du camp Ipperwash pour faire valoir leurs revendications territoriales et forcer le gouvernement fédéral à négocier. En 1994, le gouvernement fédéral annonce la fermeture du camp et la restitution des terres. Malgré tout, le personnel militaire et l’équipement demeurent sur les lieux jusqu’au 29 juillet 1995, lorsque des membres de la Première Nation de Stony Point, frustrés, s’introduisent dans les bâtiments administratifs du camp, forçant les militaires à se retirer complètement.

Puisque tout indique que les protestataires ont également l’intention d’occuper le parc provincial d’Ipperwash, des agents de la Police provinciale de l’Ontario en uniforme et en civil sont déployés dans la région, y compris dans le parc. Le lundi 4 septembre 1995, un groupe d’hommes, de femmes et d’adolescents autochtones pénètre dans le parc. L’occupation est motivée entre autres par le refus du gouvernement fédéral de restituer la réserve de Stoney Point, la conviction que le parc appartient légitimement à la réserve, et la crainte que les cimetières et les sépultures ne soient pas protégés contre d’éventuelles profanations.

Bien que la Police provinciale de l’Ontario ait déclaré publiquement que sa présence a uniquement pour but de maintenir la paix pendant l’occupation du parc provincial d’Ipperwash, la forte présence policière, incluant une surveillance à l’aide de bateaux et d’hélicoptères, fait monter la tension. Des informations non vérifiées faisant état de tirs par les protestataires le 5 septembre 1995, et l’utilisation de fusils par la Police provinciale de l’Ontario contribuent à accroître l’inquiétude et la tension entre les parties. Les politiciens locaux jettent de l’huile sur le feu en affirmant que les collectivités avoisinantes sont terrifiées et que le premier ministre doit rapidement mettre fin à l’occupation.

En raison de malentendus et de mauvaises communications, les protestataires et la police croient tous deux que « l’autre camp » prépare une offensive pour le 6 septembre 1995. Des témoignages contradictoires au sujet d’une altercation impliquant des manifestants autochtones et des renseignements non authentifiés faisant état de la présence d’armes à feu dans le parc amènent la Police provinciale de l’Ontario à conclure que les occupants deviennent violents. C’est ainsi que le groupe responsable du contrôle des foules (antiémeute) et l’unité tactique et de secours viennent prêter renfort à l’équipe d’intervention d’urgence de la police. Armés et vêtus de leurs tenues de protection, les policiers marchent vers les protestataires afin de les repousser au fond du parc. Effrayés par l’irruption d’un si grand nombre de policiers armés, les protestataires sont d’abord nerveux, puis furieux, ce qui ne fait qu’amplifier la tension et la confusion. Un manifestant se dirige vers les policiers et ceux-ci réagissent en fonçant sur lui. Une quinzaine d’autres protestataires se précipitent pour le protéger, et plusieurs confrontations physiques s’engagent. Il s’ensuit une mêlée au cours de laquelle le sergent intérimaire Ken Deane tire sur Anthony O’Brien « Dudley » George, ce qu’il justifiera plus tard en soutenant que George avait pointé une arme à feu vers les agents de police. Le 28 avril 1997, Deane est condamné pour négligence criminelle causant la mort (lui-même mourra dans un accident de voiture avant d’avoir pu témoigner devant la Commission d’enquête qui devait avoir lieu par la suite).

Commission d’enquête sur Ipperwash

En dépit de la mort tragique de Dudley George, le gouvernement ontarien dirigé par le premier ministre ontarien Mike Harris ne mène aucune enquête officielle sur les événements du 6 septembre 1995. Par contre, lorsque Dalton McGuinty et le Parti libéral de l’Ontario arrivent au pouvoir, ils lancent sans tarder une enquête sous la direction du juge Sidney B. Linden. La Commission d’enquête (2003–2006) relève un certain nombre de problèmes dans la façon dont la province a géré les événements survenus au parc provincial d’Ipperwash. Il appert que plusieurs membres de la Police provinciale de l’Ontario ignorent presque tout de l’histoire des Autochtones et des enjeux à l’origine de la protestation, ou entretiennent des préjugés racistes envers les Autochtones. De plus, l’ancien procureur général Charles Harnick affirme dans son témoignage que quelques heures avant la fusillade, Mike Harris a déclaré « Je veux ces foutus Indiens hors du parc », ce que le premier ministre nie. Le juge Linden considère que Harris a probablement fait une telle remarque, mais que celle-ci n’a eu que peu d’effets sur le cours des événements d’Ipperwash.

La Commission d’enquête juge aussi qu’en considérant l’occupation comme illégale et en excluant le recours à la médiation et la négociation, Harris et le gouvernement ontarien ont donné peu de marge de manœuvre aux intervenants. La Police provinciale de l’Ontario s’est alors retrouvée sur la sellette pour avoir négligé de former ses agents aux enjeux et aux droits des Autochtones, et pour avoir rejeté toute médiation ou négociation. En outre, la Commission décèle des problèmes de communication et des lacunes dans le système de collecte, d’analyse et de transmission des renseignements. Le gouvernement fédéral, qui jusque-là n’avait pas été touché par la crise, est aussi tenu responsable de la tournure tragique des événements puisqu’il aurait dû, dès le départ, restituer les terres à la Première Nation de Stony Point.

Le juge Linden recommande un certain nombre de mesures concrètes. Il enjoint notamment au gouvernement fédéral de restituer immédiatement l’ancien camp militaire à la Première Nation de Kettle Point et Stony Point (en plus d’assumer la dépollution environnementale complète des lieux) et de lui présenter des excuses publiques, accompagnées d’une compensation monétaire, pour avoir manqué à sa promesse de lui rendre ses terres. Parmi les autres recommandations figurent : 1) la création d’un organisme indépendant chargé de superviser le règlement des revendications territoriales, soit la Commission des traités de l’Ontario; 2) une meilleure éducation publique au sujet des traités et des revendications territoriales; 3) la création d’un ministère autonome des Affaires autochtones en Ontario; 4) la constitution d’un comité consultatif officiel réunissant la Police provinciale de l’Ontario et les organisations autochtones; 5) la formation et la sensibilisation continues des dirigeants des services policiers de la Police provinciale de l’Ontario sur l’histoire, les coutumes et les droits des peuples autochtones; 6) l’amélioration de la transparence et de la clarté quant aux relations entre la police et le gouvernement, et 7) la responsabilité du gouvernement fédéral d’intervenir dans toute occupation ou manifestation par des Autochtones, particulièrement lorsque des revendications territoriales sont en jeu.

Conséquences

Peu de temps après la publication du rapport de la Commission d’enquête en mai 2007, le gouvernement ontarien crée le ministère des Affaires autochtones. La même année, la province accepte aussi la rétrocession du parc provincial d’Ipperwash à la Première Nation de Kettle Point et Stony Point. En 2010, le gouvernement ontarien annonce le transfert des terres au gouvernement fédéral, seul habilité à les ajouter à la réserve.

Les négociations entre le gouvernement fédéral et la Première Nation de Kettle Point et Stony Point visant la restitution des terres où se trouvait l’ancien camp d’Ipperwash se poursuivent jusqu’en 2015. Les préoccupations quant à la contamination de l’environnement, la présence éventuelle de munitions non explosées et l’existence d’espèces sauvages en péril compliquent les négociations.

En septembre 2015, la Première Nation des Chippewas de Kettle Point et Stony Point accepte un règlement de 95 millions de dollars du gouvernement fédéral, comprenant la restitution du territoire ainsi qu’environ 20 millions de dollars de dédommagement aux membres de la bande et 70 millions de dollars pour le développement futur des terres. Bien que l’entente soit signée par la Première Nation, certains membres de Stony Point s’y opposent, convaincus que les membres de Kettle Point ne devraient pas recevoir de compensation. Le 20 septembre 2015, des opposants affirment leur désaccord à l’occasion d’une manifestation, au cours de laquelle Pierre George, le frère de Dudley George, est accidentellement brûlé. Une célébration marquant la signature de l’accord de règlement définitif a lieu le 14 avril 2016. L’accord est signé par Thomas Bressette, chef de la Première Nation, Carolyn Bennett, ministre des Affaires autochtones et du Nord, et Harjit Sajjan, ministre de la Défense nationale.

Représentations et analyses de la crise d’Ipperwash

Avant que le gouvernement libéral de Dalton McGuinty lance l’enquête en 2003, le journaliste d’investigation Peter Edwards publie un livre sur la mort de Dudley George intitulé One Dead Indian: The Premier, the Police and the Ipperwash Crisis (2001). Le livre fait l’objet d’une adaptation cinématographique, One Dead Indian, réalisée par Tim Southam et sortie en janvier 2006.

Plus récemment, l’anthropologue et professeur d’université Edward J. Hedican s’est penché sur la crise d’Ipperwash dans son livre Ipperwash: The Tragic Failure of Canada’s Aboriginal Policy (2013), qui analyse les protestations dans le contexte des droits et revendications territoriales des Autochtones et propose des solutions de rechange à la force coercitive utilisée à Ipperwash.

En 2017, le dramaturge mohawk et tuscarora Falen Johnson écrit Ipperwash, une pièce basée sur les événements ayant mené en 1995 à l’occupation du parc provincial d’Ipperwash. La pièce est créée en 2017 dans le cadre du Festival de Blyth et jouée par Native Earth Performing Arts en 2018.

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