Les femmes et la traite des fourrures | l'Encyclopédie Canadienne

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Les femmes et la traite des fourrures

En 1639, un Algonquin déclarait au jésuite missionnaire Paul Le Jeune : « Vivre parmi nous sans femme, c’est vivre sans aide et sans foyer et être condamné à une errance permanente. » S’il est vrai que l’importance d’avoir un foyer et une femme ne voulait peut‑être plus dire grand‑chose pour ce prêtre jésuite, itinérant et célibataire, pour de nombreuses Premières Nations, cette citation évoque les avantages sociaux, économiques et politiques du mariage, en particulier dans le contexte de la traite des fourrures. Les femmes autochtones fabriquent et raccommodent les vêtements, conservent les viandes, récoltent le sucre d’érable et des légumes racines comme les navets, piègent le petit gibier, attrapent les poissons avec des filets et cultivent le riz sauvage, toute une palette d’activités absolument essentielles pour la survie et la subsistance dans les forêts boréales, les terres boisées des prairies et les plaines nordiques où vivent les sociétés de la traite des fourrures. Les mariages entre les clans (voir Clan) permettent aux femmes des Premières Nations, dans le contexte d’un vaste monde autochtone interconnecté, de forger des lignées de parenté étendues, d’établir des obligations sociales et des liens réciproques et de négocier l’accès à des ressources communes et leur utilisation. Les mariages entre différents villages, différents clans et différentes Premières Nations façonnent la politique régionale, encouragent les alliances matrimoniales latérales et créent un réseau de parenté étendu géographiquement diversifié, sur l’ensemble du territoire des bassins versants des Grands Lacs et du Saint‑Laurent ainsi que de la baie d’Hudson et de la côte du Pacifique (voir L’océan Pacifique et le Canada).

Les femmes et la traite des fourrures

Protocoles commerciaux autochtones et parenté

Lorsque, le long de la côte atlantique, les marins européens commencent à troquer avec les Premières Nations les peaux de divers animaux (voir Les peaux de castor), ils découvrent un système préexistant et complexe d’alliances et de réseaux d’échanges autochtones.

Pour commercer dans ce monde où les Autochtones sont très largement majoritaires, les nouveaux arrivants, qu’ils soient anglophones ou francophones, doivent apprendre à respecter certaines règles, notamment en matière de protocoles commerciaux, de cérémonies de remise de cadeaux, de promotion des relations réciproques et de reconnaissance des obligations familiales.

La traite des fourrures agit comme un ciment social important reliant les peuples autochtones et les Européens. Les Premières Nations ne reconnaissant, pour l’essentiel, que deux catégories de personnes, les étrangers et les parents, l’établissement de liens de parenté, permettant de transformer les premiers en ces derniers, devient une condition préalable à tout échange commercial. Pour y parvenir, les peuples autochtones imposent souvent leurs propres conceptions de la parenté, par l’adoption ou par le mariage, en vue de créer des liens sociaux réciproques avec les Français et les Anglais. Les femmes autochtones jouent un rôle central dans l’établissement de ces liens sociaux entre les Autochtones et les nouveaux arrivants.

Mariages pour la traite des fourrures

Les jeunes Européens, négociants en fourrures, voyageurs et ouvriers, généralement originaires de colonies de peuplement ou de postes de traite, parmi lesquels il y a peu de femmes européennes, voire aucune, acceptent avec joie les offres des Premières Nations de contracter des unions conjugales avec des femmes autochtones. Les Français appellent ces unions de fait pour la traite des fourrures « mariages à la façon du pays », les Anglais désignant ces relations intimes sous l’appellation de « mariages selon la coutume du pays ».

Ces mariages pour la traite des fourrures créent des liens de parenté, établissent des relations politiques, sociales et commerciales entre les peuples autochtones et les nouveaux arrivants et deviennent la base d’une société de traite des fourrures en Amérique du Nord. Dans le cadre de ces sociétés, les femmes autochtones ne sont pas seulement des compagnes intimes occasionnelles, elles apportent également des contributions essentielles au fonctionnement et à la conduite du commerce lui‑même. Elles jouent un rôle crucial « d’agentes de liaison » entre leur mari européen et leurs parents masculins – pères, oncles, frères et cousins – ayant établi une relation familiale basée sur des obligations, des responsabilités et l’interdépendance. Pour un père autochtone, un nouveau gendre peut représenter un contributeur économique important, notamment grâce à son éventuelle générosité et aux liens qu’il entretient autour des marchandises européennes, des biens échangés et de provisions d’urgence en période de famine. Un mari européen peut, quant à lui, compter sur le soutien de sa belle‑famille et des autres parents de sa femme pour accéder à des conditions commerciales favorables, pour obtenir des provisions, ainsi que pour bénéficier d’une protection et d’un abri contre les éléments et contre les Premières Nations ennemies. Loin d’être simplement un échange commercial, la traite des fourrures tournait autour de relations familiales et conjugales, le rôle central des femmes autochtones faisant en sorte qu’elle demeure un processus d’échange ancré dans une vision du monde autochtone régie par la parenté.

Les épouses autochtones sont aussi des intermédiaires culturelles, indispensables pour leurs maris commerçants de fourrures, facilitant la communication entre les membres de sociétés parlant des langues différentes (voir Langues autochtones au Canada) et apprenant à leurs conjoints comment survivre et prospérer en territoire autochtone. Même si les mariages euro‑autochtones ont lieu dans le pays de la traite des fourrures en dehors de la compétence de l’Église, il s’agit bien de véritables unions conjugales dans tous les sens du terme. En tant qu’historienne, Sylvia Van Kirk a expliqué : « En dépit de ses nombreuses complexités et complications, “la coutume du pays” doit être considérée comme une union conjugale de bonne foi. » Les obligations familiales et les réseaux de parenté étant au centre de la traite des fourrures, il ne faut pas s’étonner que l’histoire prolongée de la traite des fourrures ait entraîné des échanges interculturels et intercommunautaires déterminants ayant finalement donné naissance à de nouveaux peuples, en particulier la Nation métisse de l’Ouest canadien. En fin de compte, par le biais des mariages mixtes, les femmes autochtones sont devenues un élément central de la traite des fourrures, jouant le rôle de maillons essentiels entre leur communauté de naissance et celles des négociants européens et canadiens.

Les Métis et le commerce des fourrures

Rôles de genre

Les épouses des Premières Nations et leurs époux européens négocient leurs rôles de genre respectifs dans le contexte de la traite des fourrures. Les négociants de fourrures et les voyageurs français et anglais offrent de généreux cadeaux et vendent, à crédit, en hiver, de nombreuses marchandises qui ne seront remboursées qu’à l’été. En retour, les femmes autochtones remplissent des rôles genrés traditionnels comme l’approvisionnement alimentaire (principalement par le biais de la cueillette de baies, de la production de sucre d’érable et de la chasse de petit gibier), le tressage de raquettes, la confection et le raccommodage de vêtements, ainsi que la construction ou la réparation de canots d’écorce de bouleau.

Les hommes européens qui se sont mariés dans des familles autochtones profitent de relations contribuant à améliorer considérablement leur qualité de vie. Un mariage de traite des fourrures permet l’intégration de l’époux européen dans la vie sociale autochtone, garantissant ainsi sa sécurité personnelle et facilitant son accès aux fourrures, par l’intermédiaire de sa belle‑famille et d’autres parents de la famille élargie. Lors de l’absence de l’époux pour ses affaires, les femmes autochtones s’occupent du foyer et de la maison, préparant la nourriture, coupant du bois, raccommodant des vêtements et fabriquant même des articles de survie précieux comme des mocassins ou des raquettes.

Dans le cadre des mariages de la traite des fourrures, les femmes des Premières Nations maintiennent d’étroites relations avec leur communauté d’origine. Étant donné que les liens de parenté garantissent l’accès à un territoire et à des ressources, les Européens ayant épousé des femmes autochtones s’appuient sur leur belle‑famille pour accéder aux territoires sur lesquels il est possible de chasser, de récolter du riz sauvage et de pêcher. Au bout du compte, pour les nouveaux arrivants français et anglais, le mariage avec des femmes des Premières Nations permet de transformer un environnement local naturel sauvage, dur et inquiétant en un paysage lisible et compréhensible dans le cadre duquel les relations, les ressources, les frontières territoriales et les obligations réciproques sont clairement définies, aussi bien envers la société humaine qu’envers les non‑humains.

Le degré d’influence que les Européens et les Eurocanadiens atteignent au sein des communautés des Premières Nations dépend du sérieux avec lequel ils assument leurs obligations maritales et de parenté. Ceux qui exercent pleinement leurs fonctions communautaires, en revenant chaque saison pour apporter des marchandises et élever leur famille, constatent généralement que leur influence augmente. Les peuples autochtones eux‑mêmes jouent un rôle important, en veillant à ce que les schémas habituels présidant aux relations sexuelles prennent la forme d’unions conjugales officialisées entre leurs femmes et les marchands européens. Les négociants en fourrures désirant épouser une femme doivent d’abord obtenir le consentement de ses parents. Une fois l’autorisation obtenue, ils doivent payer le « prix de la fiancée », c’est‑à‑dire une dot sous la forme de dons de couvertures, de draps de laine, de bouilloires ou d’alcool.

Les Européens cherchant à contourner les formalités des mariages de la traite des fourrures ou enfreignant les coutumes autochtones s’exposent à de graves représailles. Comme l’a expliqué ultérieurement un vieux voyageur de la Compagnie du Nord‑Ouest (CNO), la coutume doit être respectée : « Presque toutes les Nations sont identiques, en ce qui concerne les coutumes. […] On risque d’avoir la tête fracassée si on emmène une fille dans ce pays, sans le consentement de ses parents. » Bien qu’initialement de nature stratégique, les mariages issus de la traite des fourrures entre femmes autochtones et hommes européens conduisent parfois à des unions stables et durables fondées sur la loyauté et l’affection mutuelle. On peut notamment citer, pour illustrer ces situations, les mots du commandant James Douglas de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH), en 1842, qualifiant certains mariages de la traite des fourrures entre des employés de la CBH et des femmes des Premières Nations de « multitude de liens de tendresse cheminant jusqu’au cœur ».

Portée limitée

Toutes les rencontres euro‑autochtones n’aboutissent pas aux mêmes relations sexuelles et conjugales interculturelles. Les mariages de la traite des fourrures ne sont pas tenus pour acquis, car les normes de genre régissant les diverses sociétés autochtones diffèrent grandement dans le temps et dans l’espace. Certains peuples autochtones, comme les Inuits, les Micmacs et les Niitsitapi (Pieds‑noirs), ne recherchent pas la conclusion, à grande échelle, de mariages de la traite des fourrures avec de nouveaux arrivants européens, et ce, pour diverses raisons politiques, sociales, spirituelles et commerciales. Pendant la plus grande partie de l’histoire du Canada, ce sont les peuples autochtones qui définissent, pour l’essentiel, les règles, éminemment variables d’une culture à l’autre, régissant les relations entre les sexes, les pratiques matrimoniales et les interactions sexuelles entre leurs femmes et les Européens. Autrement dit, si des mariages entre des femmes autochtones et des négociants européens prennent place, c’est parce que les hommes et les femmes des Premières Nations souhaitent de telles unions avec les nouveaux arrivants français et anglais, en vue de nouer des alliances commerciales, politiques et militaires. Ce sont les Premières Nations qui dictent les conditions de parenté genrées déterminant les relations euro‑autochtones dans le contexte de la traite des fourrures au Canada.

Abus

Cependant, les mariages de la traite des fourrures, loin d’être idyllique, présentent parfois des aspects beaucoup moins séduisants. Des violences, des abandons ou des viols étaient monnaie courante. Il arrive que des Européens, aussi bien que les hommes des Premières Nations, forcent des femmes autochtones à des mariages opportunistes pour assurer des partenariats commerciaux et créer des liens de parenté. Ces alliances, souvent sans amour, sont peu durables et de nombreux négociants en fourrures fuient leurs responsabilités conjugales et paternelles, abandonnant finalement leurs épouses autochtones et, dans certains cas, leurs familles.

Dans le contexte d’une intensification des rivalités pour le commerce des fourrures entre la CNO et la CBH, dans la région de l’Athabasca, à la fin du 18e siècle, les femmes dénés subissent plus particulièrement certaines violences de la part de négociants extorqueurs, qui enlèvent parfois de force des femmes autochtones pour les utiliser comme « marchandises », afin de pouvoir verser des salaires ou rembourser des dettes impayés. En tant qu’ethnohistorienne, Jennifer Brun souligne que les chercheurs étudiant les aspects les plus négatifs de la traite des fourrures « ont trouvé de nombreuses raisons d’affirmer que les violences faites aux femmes, les négligences, la prostitution, l’éclatement des familles et d’autres problèmes sociaux faisaient également partie de la vie des sociétés de la traite des fourrures ». En conclusion, on peut dire que la nature des relations entre les femmes autochtones et les Européens est extrêmement variable, au Canada, dans le contexte de la traite des fourrures.